titre_revue

Matériaux pour une reprise critique de la politique, de la démocratie et de l'histoire, aujourd'hui

« La doctrine, notre seule raison d'être, notre " ange gardien " qui nous protège contre nos propres erreurs et nos défaillances possibles, la pure déesse dont la robe n'est jamais ternie par les abandons et les trahisons et par qui s'éclairent nos actes, nos pensées, se bercent nos espoirs, et sans qui, pour nous, le présent ne saurait s'expliquer ni l'avenir se comprendre. »

Paul Faure, dirigeant de la SFIO dans les années 30.

Citation choisie entre cent.

« La critique de la religion est la condition de toute critique. »

Karl Marx

Avant-propos

Jamais le désenchantement du monde n'a semblé si profond et durable. À peine remise des atrocités politiques du siècle précédent, notre époque marche à l'aveugle, prompte aussi bien à rejeter toute forme d'assurance idéologique et sombrer dans le nihilisme qu'à s'en remettre par désarroi et ressentiment aux mirages des panacées réactionnaires. Plus personne ne croit en rien.

Il est vrai que depuis deux siècles la croyance aux miracles ne s'était retirée d'une place que pour mieux se réfugier dans une autre. Comme puissants narcotiques, la Raison des Lumières, l'Histoire pour l'hégéliano-marxisme, s'étaient ainsi vite réduits depuis le XVIIIe siècle au vaste rêve compensateur d'un monde démuni devant les silences soudains de la nature, de la vieille piété cosmique et de la charogne divine. Deux siècles plus tard, ce qui ne relevait plus depuis longtemps de la critique mais s'était dégradé en une foi pauvre et intransigeante était repris par les ambitions démesurées de l'impérialisme et des totalitarismes qui lançaient alors, au nom du progrès, de la révolution ou de la race, les croisades les plus meurtrières qu'aient jamais connu l'humanité.

De cette débâcle, on doit au moins se réjouir que les grossières idoles des terres profanes, substituées au Dieu céleste dans le rôle de maître du monde et du temps, se soient écroulées si rapidement. À ne voir pourtant autour de soi que ruines et effondrements, odeurs de mort et apocalypse programmée, on ne ferait que changer de défroques : celles d'une foi qui promettait hier bonheur et paradis terrestre et qui, par inversion complète, ne saurait plus s'épancher aujourd'hui qu'en un dolorisme moralisateur et accablant.

Nous voilà donc de nouveau à un tournant. Car l'homme, devenu qu'on le veuille ou non le démiurge du monde et de sa propre condition, peut, soit reconduire, au risque des pires barbaries, les servitudes séculaires propres à un passé révolu, soit dépasser en une victoire perpétuelle notre situation de désacralisation généralisée. Les fondements premiers d'une liberté réelle sont posés là. Dès lors, il ne s'agit ni de renouer le fil rompu d'une tradition morte, ni d'inventer quelque succédané ultramoderne, mais bel et bien de reprendre de manière critique un héritage au nom des exigences pressantes du présent. Car c'est toujours lorsque l'éternité des idoles est remise en cause que le vieux pari de la modernité occidentale née en Grèce classique revient joyeusement tourmenter le monde ; pari incessamment rejoué lors des phases révolutionnaires par ceux pour qui l'exigence d'une « sortie de l'humanité hors de l'état de tutelle dont elle est elle-même responsable » demeure l'exact contraire d'une chimère.

Les matériaux qui suivent tentent d'établir les bases d'une critique où l'analyse socio-politique, libérée des sentences religieuses qui promenaient le destin de l'humanité sur les pentes d'une fatalité désastreuse ou sur les sommets d'une finalité paradisiaque, retrouve ainsi une place privilégiée. Cela n'indique nullement le désir d'échanger sous le manteau un déterminisme contre une forme de liberté abstraite : l'économicisme contre le volontarisme politique par exemple. On ne trouvera pas non plus ici de recettes pour une quelconque idéologie de substitution prête à l'emploi, encore moins d'indications fléchées pour des voies militantes nouvelles. Sur ce point, nombreux sont ceux qui, parodiant Archimède, croient encore qu'il suffit d '« un seul point d'appui » pour soulever le monde. Mais on ne se dirige pas en politique comme on suivrait les lois d'une simple physique. Aussi légitime soit-elle, aucune lutte particulière n'est à même en effet de contenir toutes les autres pour défaire, comme une maille qu'on tire d'un tricot, le tapis du vieux monde. Aujourd'hui, ce ne sont pas les résistances (passives ou actives) contre ce dernier qui manquent. À l'opposé, suite à une nouvelle guerre de Trente ans qui aura vu reculer les forces radicales sur des retranchements défensifs désormais intenables, la possibilité de retrouver les avantages d'une position offensive, globale, fait toujours largement défaut. Et, en ce domaine, il n'existe jamais que deux chemins : celui de l'acceptation de l'ordre présent et de la participation à la servitude croissante qu'il engendre ou celui du refus et de la reprise du conflit qui est l'exercice même de la liberté.

Premier moment donc : attiser les braises et féconder les cendres…

1

La reprise du problème socio-politique doit s'effectuer sur son terrain propre. Il lui faut rejeter toute ontologie rapportée (de la Nature, de Dieu, de la Raison, de l'Histoire) en tant que fondement extérieur à la situation effective du monde social. L'unité de la connaissance et de la pratique ne se trouve pas plus dans la philosophie et la construction d'une métaphysique intouchable, que dans la connaissance scientifique des évolutions économiques et sociales du capitalisme posées comme déterminations premières des formes et des manifestations politiques. Cette unité se trouve historiquement à un certain niveau : celui de la dimension et de la formation politique. Cependant, en tant qu'activité consciente qui vise à unifier les connaissances théoriques et pratiques de la vie sociale, la politique n'assure pour autant pas plus le bonheur qu'elle ne donne la vérité des choses. Simplement, elle crée ou refuse des conditions de possibilité. Elle interdit ou elle permet : elle rend possible ou impossible.

2

Aucun ordre politique et social n'a été fondé sur la base d'un savoir particulier (religieux, moral, philosophique, scientifique). Il est d'abord le résultat transitoire et fragile d'un rapport de forces institué et par-là même transformable. Les multiples formes de légitimité historique, venant toujours après coup, n'expriment alors rien d'autre que la fiction des vainqueurs. La formule « ce qui fut fort devient juste » est l'adage dévoilé de cette fiction. Elle marque l'obligation pour tout ordre de masquer les origines violentes de son instauration, en assurant par ailleurs à ses bénéficiaires des airs de légitimité éternelle.

3

Il n'est pas non plus de politique possible sous une forme purement désincarnée. Pour s'insurger, l'homme a d'abord besoin de grands idéaux. Et le prolétariat ne s'est jamais soulevé sous l'impulsion de débats savants sur la plus-value. Il existe néanmoins une différence radicale entre les forces que procurent les espoirs nés d'un idéal collectif et l'attente religieuse qui exige sa réalisation pleine et soudaine : car là où la première donne vie et mouvement au présent en anticipant, dans l'avenir, des voies d'explorations nouvelles, incertaines mais possibles, la seconde, déjà figée en une fuite hors du temps, surcharge l'avenir d'un devenir dialectique qui, qu'on le veuille ou non, restera à jamais inachevé. La phrase de Pascal qui veut que l'on préfère toujours la chasse à la prise est absolument moderne.

4

La politique est l'ensemble des réflexions et des pratiques ayant pour objet la liberté et l'égalité, ainsi que les pouvoirs dont elle dispose pour les instituer, les conserver ou les détruire. L'accès des hommes à cette liberté, notamment au pouvoir que confère la participation aux décisions des affaires communes, définit le niveau d'égalité ou d'inégalité d'une société. Dans ses dominantes pures, ce pouvoir est soit l'apanage d'un seul, soit de quelques-uns, soit de tous. Seule la démocratie donne à l'ensemble des membres d'une société la possibilité d'un accès égal au pouvoir. Elle est bien « l'énigme résolue de toutes les constitutions » (Marx). Et c'est encore le scandale de son apparition en Grèce sous une forme directe, mais limitée socialement, qui fait hurler en chur les partisans de l'oligarchie mondiale actuelle et les régiments décharnés du marxisme spartiate[1On connaît l'argument favori de ces derniers : Athènes excluait de tous droits politiques esclaves, femmes et enfants. En quoi cela remet-il centralement en cause les apports de la révolution athénienne ? Les voit-on cracher de la même manière sur la Révolution française et sur la Commune au prétexte que les femmes, là aussi, étaient exclues de toutes délibérations officielles ?]. Née d'un des plus grands bouleversements qu'ait vécu l'humanité avec la Révolution française, la démocratie grecque n'est pourtant ni un modèle à reproduire, ni un âge d'or perdu sur lequel la nostalgie jouerait ses gammes stériles. À l'instar de 1789, son éclat brille en ce qu'elle demeure un germe, un legs, ce trésor pour toujours d'où surgissent les principes universels d'une autonomie de pratiques et de pensées enfin dégagées du mythe.

5

Le temps du mythe est la première saisie totalisante du monde. Sous peine de périr, le mythe interdit toute mise à distance, toute contradiction posée vis-à-vis de la représentation globale qu'il donne à une communauté comme fondement de son existence, de son histoire, et de la place que celle-ci occupe dans l'ordre du monde. C'est la découverte simultanée de la liberté politique et de l'autonomie de la conscience en Grèce, apanage encore des maîtres, qui pose dans l'histoire humaine les bases d'une séparation radicale d'avec la conscience mythique : là, pour la première fois, « le pouvoir et son changement se discutent et se comprennent » (Debord). La politique naît de cette condition première. En cela, les références récurrentes aux formes de « démocratie primitive » sont un parfait non-sens, qui n'expriment souvent que le malheur d'une quête de totalité et de fusion où la liberté, impossible sans une scission radicale, cherche inconsciemment à se revendre sous les oripeaux idéologiques d'un égalitarisme fantasmé. C'est aussi une erreur commune à tous les prosélytes du primitivisme de prêter à Rousseau l'idée d'une perfection originelle qui, historiquement, n'a jamais été nulle part. L'état de nature n'est chez lui qu'une fiction théorique, une arme politique destinée à combattre chez Hobbes l'idée rétrospective d'une nature humaine égoïste et mauvaise, et n'ayant, de ce fait, aucune pertinence si on lui cherche un fondement historique quelconque.

6

En tant qu'idéal communautaire et invitation au retrait du monde, le primitivisme rejoint ce qui, depuis l'apparition du stoïcisme et de l'épicurisme, témoigne en Occident d'une fascination régulière pour les enchantements d'un « art de vivre véritable » et d'une existence conforme aux « lois de la nature. » Le mythe de Robinson Crusoé, comme variante moderne de cette fascination, exprime cette déchirure propre aux civilisations développées qui est de languir ainsi après l'innocence, l'ingénuité, la transparence. Le rêve d'un dialogue entre l'homme nu et la nature (enfin seuls !) devient alors cet exutoire élémentaire face à une socialisation vécue de manière oppressante. Nés d'une morale et d'un salut personnel uniquement soucieux d'intériorité, ces désirs de retrait et d'abandon, fussent-ils pratiqués collectivement, masquent toutefois péniblement leurs intentions individualistes. Car c'est toujours lorsque la conscience de la liberté se sépare de la pratique d'une liberté collective réelle, que les modèles apaisants d'une vie conforme à la nature reviennent séduire les individus ramenés aux seules préoccupations de la sphère privée. Dans les périodes où l'histoire semble arrêtée, les individus vont alors chercher dans le passé et dans les philosophies du retrait des excuses à leur propre incapacité à agir dans notre histoire. On peut dès lors jouer à la fermière de conte de fée comme Marie-Antoinette au Petit Trianon, rester avec Diogène dans son tonneau ou Thoreau dans sa forêt, prendre le voile, risquer sa vie à la manière d'un anachorète dans le désert ou d'un yogi dans la jungle, en prenant ces actes mêmes de mortification, stériles par nature, comme la réalisation achevée de toute vie et de toute liberté.

La participation à une entité collective qu'il s'agit de reconstruire sur des bases démocratiques radicales est l'un des défis majeurs du temps. Face aux mirages funestes de la désertion, ne pas y répondre, c'est perdre sa dignité d'être politique et historique en restant prisonnier de l'univers étriqué des misères de la sphère privée, ainsi que des seules formes de libertés abstraites qu'elle est en mesure d'offrir.

7

La manière dont est saisi le peuple par la représentation collective nourrit, depuis l'Antiquité, tous les amalgames dirigés contre la démocratie. Comme institution définie par le nombre et non par sa qualité, comme foule ou masse, la démocratie ne serait que le résultat hasardeux de la pression quasi physique d'une majorité. Or, du point de vue démocratique, le peuple ne se définit pas comme majoritaire, mais comme souverain. C'est alors qu'il devient sujet de la politique d'où procède tout pouvoir. Il ne se reconnaît comme son propre auteur que lorsque qu'il se constitue lui-même dans les luttes historiques. Et la démocratie s'invente là où le peuple a historiquement besoin de s'affirmer comme tel en produisant les conditions de cette affirmation. Discuter de la capacité politique du peuple, c'est donc déjà vouloir lui assurer des représentants plus dignes que lui. Mais un peuple éloigné d'une prise concrète sur ses affaires communes n'est plus un peuple. Il s'est déjà dissous en une masse apathique, condition socio-politique première dans le développement des totalitarismes ainsi que dans l'appropriation de toute vie publique par l'État. La question démocratique par excellence n'est donc pas tant pour le peuple d'être compétent au sens politicien du terme, mais bien d'exercer en toute rigueur le pouvoir qu'il se reconnaît au moment où il s'attribue toute souveraineté. Une démocratie qui ne s'effectue pas pleinement n'est pas une démocratie.

8

La plénitude de participation et de contrôle qu'exige toute vie démocratique est sa force en même temps que sa faiblesse. Ne trouvant nulle légitimité en dehors d'elle-même, elle est le lieu du pouvoir désacralisé, du rejet par excellence de toute transcendance et de toute utopie. Ici, la vie démocratique est « incessamment ramenée à son fondement réel, à l'homme réel, posée d'après son existence et d'après la réalité comme l'œuvre propre du peuple, elle apparaît telle qu'elle est, un libre produit de l'homme » (Marx). Elle n'est pas non plus un régime au sens strict du terme. C'est un effort, une lutte incessante à l'intérieur d'un cadre institutionnel qui ne connaît en principe aucune fixation définitive. Mais c'est aussi parce qu'elle ne souffre aucun relâchement que cette plénitude demeure fragile, soumise à n'importe quelle dérive oligarchique et bureaucratique. Depuis deux siècles, elle n'a connu d'autres débuts de réalisation historique que dans l'instauration spontanée de formes organisées selon les principes de la démocratie directe (des sections parisiennes de sans-culottes aux Aarchs kabyles). Et c'est bien le refus de toute représentation professionnalisée (syndicale, de parti, bureaucratique) en tant que terrain d'une dépossession politique radicale –  celui d'où partent toutes les autres  – qui explique, lors de toute contestation d'importance, sa résurgence historique.

9

Il n'est pas de critique socio-politique possible sans une critique des divers points de vues révolutionnaires hérités sur la politique. Si la réduction au néant politique de toutes les classes afin que continue l'histoire économique des choses est bien le trait historique dominant du capitalisme depuis deux siècles, celui où « sont déjà posées les bases socio-politiques du spectacle moderne » (Debord), les soulèvements et les révolutions qui traversent cette histoire sont la négation même de ce néant, la tentative de retrouver l'initiative perdue depuis la Révolution française sur une scène publique confisquée.

Cette réduction prend racine dès le début XIXe siècle, aussi bien du fait de l'extension du capitalisme et de l'excroissance de l'État, que dans l'évolution doctrinaire des divers courants socialistes. L'idée de nature religieuse selon laquelle la vie pourrait se ramener à une simple administration des choses est alors largement partagée. Elle est, en germe, le fantasme technocratique du monde marchand. Mais, pour les opposants à ce dernier, elle apparaît aussi comme l'idéal futur d'où, par le parachèvement d'un système rationnel général, devrait magiquement se dissoudre tout pouvoir, toute histoire, tout conflit. Chez les utopistes (Saint-Simon, Cabet, Fourier), le combat politique devient ainsi source d'un mal premier. Et ce n'est pas tant l'absence sous la Restauration d'un mouvement ouvrier moderne et organisé, ni l'interdiction de toute expression publique, qui expliquent la fuite des premières théories socialistes dans un imaginaire fécond. En fait, la nature même de leurs pensées –  l'harmonisation naturelle ou sociale de toute chose au nom d'un credo humanitaire  –, se construisait pour une grande part en réaction horrifiée aux désordres causés par la Révolution : rechercher l'équilibre parfait, éloigner toute possibilité de conflit dans la résolution des nouvelles inégalités sociales, ont bien été leur motivation première. Le soin pointilleux que met ainsi le plus génial d'entre eux à régler à la minute près la vie quotidienne au phalanstère découle de cette obsession d'écarter tout conflit. L'apolitisme revendiqué par les utopistes, loin d'être une faiblesse de passage, se retrouvera aussi théorisé chez Proudhon comme dans l'ensemble des courants du socialisme chrétien.

En réaction à un socialisme jugé par trop idéaliste, le socialisme auto-désigné comme « scientifique » par Marx et Engels entendait se doter de son côté d'armes plus précises. Après la révolution de 1848, il correspondait d'ailleurs largement aux aspirations d'une génération qui s'écartait autant de l'utopie de Saint-Simon et de Fourier que du romantisme de Hugo ou de Sand. Mais que les uns choisissent la voie du socialisme scientifique, les autres celle du positivisme républicain, le souhait d'abolir, au sein de la théorie, toute contradiction socio-politique, se retrouvait maintenant sur les bases d'un déterminisme progressiste. En cela, une fois de plus, se trouvait nié durablement ce qui constitue, avec l'affrontement de classes, l'une des trames historiques centrales des révolutions européennes du XIXe : le souvenir ravivé de la Révolution française dans ce qu'elle porte comme promesse inachevée d'une émancipation sociale et politique générale. En effet, avec les révolutions de 1830, de 1848, de 1871, les aspirations égalitaires du monde ouvrier, cantonnées en apparence au seul terrain socio-économique, reprenaient en fait constamment l'idéal de liberté né de 1789. C'est pourquoi le prolétariat moderne s'est constitué de façon lente et progressive en classe organisée tout autant en réaction à l'évolution économique du capitalisme, qu'au moyen d'une histoire sans cesse rappelée et reprise. Et « les grands souvenirs » que Marx, ironiquement, condamnait comme « drame des Français, aussi bien que des ouvriers »[2À l'opposé, il pouvait regretter, chez les Anglais, un manque « d'esprit généralisateur et de passion révolutionnaire. »], loin d'être la faiblesse radicale des soulèvements, se révélaient en fait une de leurs forces les plus précieuses.

10

En définissant pourtant, dans sa jeunesse, la France comme la patrie du « politique », Marx en avait parfaitement perçu le caractère spécifique : il y voyait une histoire lentement préparée par un État monarchique indépendant des classes et auquel s'était finalement substituée la souveraineté des individus-citoyens, à travers l'invention de « l'État démocratique » par la Révolution. Mais ses interprétations sociales ultérieures, guidées principalement par l'idée que le développement des forces productives propulsait l'histoire à travers la lutte des classes, annuleront la portée de ses premières analyses. Or, en réduisant la politique moderne, c'est-à-dire l'extension continue de la démocratie, au mensonge « communautaire » de la société marchande, et en faisant du social la vérité du politique, il allait rencontrer, lors de ses travaux sur les événements français, une contradiction majeure que ne soulevaient pas ses travaux économiques. Si l'État n'était plus que l'instrument de la classe dominante, comment expliquer, en France, l'instabilité politique permanente dans un ordre social immuablement bourgeois depuis 1789 ? La doctrine « scientifique » de Marx reposait alors essentiellement sur l'histoire anglaise : un capitalisme industriel précoce et dynamique, une classe dominante homogène et puissante, un État constamment resté sous contrôle. En France, au contraire, la révolution démocratique est précoce, le capitalisme industriel tardif : son histoire est aux mains d'une bourgeoisie rentière, sans esprit d'entreprise, incapable de maîtriser ses annales et les régimes successifs qui en sortent. L'arrivée du Second Empire et la réalité particulière du pouvoir d'État qu'instaurait Napoléon III sera l'occasion pour lui, dans Le 18 Brumaire, d'affronter cette contradiction en ne cessant pas, pour autant, d'osciller entre ses deux interprétations majeures. Mais les analyses strictes sur l'État moderne que recèle l'ouvrage indiquent pourtant que le Marx de 1851 retrouvait sur ce point ses positions antérieures : l'existence, dans la vie politique, d'une autonomie relative de l'État vis-à-vis de la société civile et du marché, ainsi que l'élargissement continu de cette autonomie. Et c'est ce même processus d'autonomisation, antérieur à l'extension européenne du capitalisme et à la révolution industrielle, qui donnerait naissance à un monstre bureaucratique pénétrant et encadrant progressivement toutes les sphères de l'économie et de la société.

11

Les différences d'interprétations politiques existantes chez Marx entre ses écrits historiques et sa théorie proprement économique constituent le point de séparation à partir duquel l'économicisme triomphant du marxisme de la IIe Internationale a pu se développer. Pas plus qu'il n'ignorait cette divergence, Marx ne succomba, de son vivant, au déterminisme aveugle de l'économicisme. Révolutionnaire avant tout, toujours soucieux de corriger la théorie à l'épreuve des faits, l'ensemble de ses travaux, Le Capital en tête, a d'abord été considéré à ses yeux comme une arme destinée au prolétariat, arme pour laquelle la part de recherche scientifique, présente pour dépasser les tendances utopiques, chrétiennes et romantiques, du socialisme naissant, restait un simple moyen. Loin d'être une fuite dans le confort d'une recherche savante, ce travail d'élucidation devenait d'ailleurs impératif, tant les doctrines du mouvement ouvrier demeuraient entachées, après 1848, d'une phraséologie creuse, recouverte par des formulations morales servant simplement d'ornements affectifs. La critique sociale de Marx est ainsi incompréhensible si on refuse de la lier intimement avec la nécessité et la volonté d'une transformation créatrice. En cela, Marx reste bien l'un des meilleurs critiques du marxisme. Reste que c'est aussi dans cette nécessité de transformation politique que perdurait l'ambiguïté la plus lourde de sa pensée : le choix de la politique comme moyen d'action, souligné par exemple comme devoir dans les statuts de la Ire Internationale[3Rédigés par Marx en 1864, ces statuts posent en article 7 que « la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat. » Nous n'entrerons pas ici dans les multiples querelles qu'a pu faire naître ce programme : conquête pacifique et progressive au moyen du suffrage universel comme le défendra la social-démocratie allemande, insurrection de type blanquiste comme le feront les bolcheviks, etc. Contrairement à ce que laisserait croire la légende noire de l'autoritarisme lancée par les anarchistes, Marx n'a jamais été un homme de parti au sens courant du terme. Préférant toujours « les coulisses » à la scène et s'en remettant, comme R. Luxembourg et les conseillistes au siècle suivant, à l'auto-organisation du prolétariat, on ne trouvera chez lui aucune directive arrêtée une fois pour toute quant aux modalités de cette conquête. Il a pu passer également d'une position plus ou moins jacobine, courante à son époque, au fédéralisme anti-étatique d'inspiration proudhonienne de la Commune. Quelles que soient leurs formes, révolutionnaires ou réformistes, il a par contre toujours soutenu les actions qui lui semblaient porteuses d'améliorations réelles pour le mouvement ouvrier.], s'unira toujours chez lui à la perspective du refus total et ultime de la politique. L'apolitisme profond de certains ouvriers et des utopistes, qu'il ne cessa pas de critiquer durant toute son existence, revenait donc également chez lui à travers l'idéal d'un paradis terrestre où ne serait plus nécessaire que la simple « administration des choses ».

12

La naissance en 1889 de la IIe internationale consacre tout autant la victoire de la doctrine de Marx sur les autres tendances idéologiques du socialisme et sur l'anarchisme, qu'elle marque la transformation définitive de celle-ci, selon la formule d'Engels, «  en un dogme unique de salut  ». Avec le marxisme, sous couvert de déterminisme scientifique, le socialisme possède désormais son prophète, interprète d'une providence où le prolétariat, devenu sujet historique, est appelé, en se dépassant lui-même, à franchir le cap qui sépare l'enfer capitaliste de l'humanité communiste au moyen de « la » révolution. Bien qu'il n'ait eu de cesse de dénoncer cette dérive religieuse, Engels n'est pourtant pas étranger à la canonisation de son ami, ainsi qu'à la sacralisation d'une doctrine qu'il avait, en partie, édifiée. Partageant jusqu'à très tard la croyance millénariste en une révolution imminente, il jugeait par exemple, en 1884, que la situation du capitalisme et la position des socialistes évoluaient si favorablement que « nous pouvions laisser nos mains dans nos poches et nos ennemis travailler pour nous. » Il n'est pas surprenant pour autant que ce soit la fraction révisionniste de la social-démocratie[4Jusqu'à ce que les bolcheviks, puis Staline, reprennent le terme de « communiste » en lui donnant le contenu sanglant qu'on lui connaît, on nomme « social-démocrate » l'ensemble des courants socialistes regroupés au sein de la IIe Internationale.] qui ait pointé la contradiction qu'entraînait une telle position. Dans son désir de reprendre la théorie de Marx en abandonnant toute référence à la philosophie hégélienne et dans son souci de l'adapter aux pratiques réelles de la social-démocratie allemande, Bernstein se faisait alors l'interprète idéologique du premier grand parti de masse des sociétés modernes. Sur le plan politique, le parti acceptait en effet le jeu de la démocratie représentative tout en étant marqué, sur le plan interne, par des tendances fortes à la direction oligarchique, ainsi qu'à la fonctionnarisation d'un personnel d'encadrement issu majoritairement de la petite bourgeoisie. Mais c'est aussi à la lumière de cette situation nouvelle pour le socialisme que Bernstein pouvait critiquer les aspects les plus controversés du marxisme : notamment l'idée, démentie dans les faits, d'une paupérisation absolue du prolétariat ; la part écrasante de l'économie dans les analyses ; le rôle mal compris de la place que pouvait jouer la « classe moyenne » dans les luttes de classes ; la définition restrictive, enfin, de la nature de l'État dans le monde capitaliste, perçu uniquement comme instrument de la bourgeoisie. Plus que tout, Bernstein constatait que la logique mécanique du radicalisme des « orthodoxes » réduisait à néant toute forme d'intervention politique. Il pouvait alors faire remarquer à Kautsky et Bebel que si dorénavant « nécessité faisait loi, à quoi bon l'action ? ».

Bien plus que ne le fera la déviation révisionniste, l'aveuglement des « orthodoxe » sur ce point consacrera la faillite idéologique de la IIe Internationale. L'incompréhension totale de cette dernière devant la montée du nationalisme[5À l'exception notable des marxistes austro-hongrois qui, vu la situation particulière de l'Empire, seront sensibilisés à cette question. Comprenant que ni Marx, ni le marxisme, n'offraient de clefs satisfaisantes pour comprendre un des phénomènes politiques majeurs du temps, leurs analyses seront ignorées par la plupart des autres socialistes.] et les menaces d'une guerre européenne en est ainsi l'exemple le plus frappant : le prolétariat qui, dans l'idéologie, ignorait toute frontière et s'élevait au rang de représentant élu d'une universalité nouvelle, était, dans la réalité, pourtant prêt à se déchirer : ici pour reprendre l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne, là pour donner à l'impérialisme français quelques leçons de force et de grandeur. Il n'est pas jusqu'aux leaders de l'Internationale qui, à la veille du conflit et en dépit de l'internationalisme professé, se regroupaient eux-mêmes, non plus par tendances, mais par nations, reproduisant l'ordre institué par les gouvernements qu'ils prétendaient combattre. En 1914, la « nation » l'emporte ainsi sur la « classe ». Ce sentiment national, cet « instinct » plus profond que tous les raisonnements[6Ce n'est pas un hasard si l'un des premiers à percevoir cette évolution et en assumer les conséquences idéologiques fut Georges Sorel. Sa théorie radicale, centrée sur un très fort volontarisme politique et une conception organique de la communauté en lutte, s'est appuyée au départ sur la lutte des classes et les combats du prolétariat pour renverser le monde bourgeois. Constatant au début du siècle que le prolétariat semblait se tourner progressivement vers la patrie comme force ou « mythe » d'une société nouvelle à bâtir, ennemie du libéralisme, il va peu à peu abandonner le socialisme tout en donnant au fascisme ses premiers fondements théoriques. Mussolini le désignera ainsi comme un des pères idéologiques de son mouvement.], balaiera donc des positions figées et fragiles, n'ayant plus grande correspondance avec la réalité des comportements qu'entraînait une conjoncture politique nouvelle, lourde des conséquences les plus effroyables.

Philippe Garrone

[1] On connaît l'argument favori de ces derniers : Athènes excluait de tous droits politiques esclaves, femmes et enfants. En quoi cela remet-il centralement en cause les apports de la révolution athénienne ? Les voit-on cracher de la même manière sur la Révolution française et sur la Commune au prétexte que les femmes, là aussi, étaient exclues de toutes délibérations officielles ?

[2] À l'opposé, il pouvait regretter, chez les Anglais, un manque « d'esprit généralisateur et de passion révolutionnaire. »

[3] Rédigés par Marx en 1864, ces statuts posent en article 7 que « la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat. » Nous n'entrerons pas ici dans les multiples querelles qu'a pu faire naître ce programme : conquête pacifique et progressive au moyen du suffrage universel comme le défendra la social-démocratie allemande, insurrection de type blanquiste comme le feront les bolcheviks, etc. Contrairement à ce que laisserait croire la légende noire de l'autoritarisme lancée par les anarchistes, Marx n'a jamais été un homme de parti au sens courant du terme. Préférant toujours « les coulisses » à la scène et s'en remettant, comme R. Luxembourg et les conseillistes au siècle suivant, à l'auto-organisation du prolétariat, on ne trouvera chez lui aucune directive arrêtée une fois pour toute quant aux modalités de cette conquête. Il a pu passer également d'une position plus ou moins jacobine, courante à son époque, au fédéralisme anti-étatique d'inspiration proudhonienne de la Commune. Quelles que soient leurs formes, révolutionnaires ou réformistes, il a par contre toujours soutenu les actions qui lui semblaient porteuses d'améliorations réelles pour le mouvement ouvrier.

[4] Jusqu'à ce que les bolcheviks, puis Staline, reprennent le terme de « communiste » en lui donnant le contenu sanglant qu'on lui connaît, on nomme « social-démocrate » l'ensemble des courants socialistes regroupés au sein de la IIe Internationale.

[5] À l'exception notable des marxistes austro-hongrois qui, vu la situation particulière de l'Empire, seront sensibilisés à cette question. Comprenant que ni Marx, ni le marxisme, n'offraient de clefs satisfaisantes pour comprendre un des phénomènes politiques majeurs du temps, leurs analyses seront ignorées par la plupart des autres socialistes.

[6] Ce n'est pas un hasard si l'un des premiers à percevoir cette évolution et en assumer les conséquences idéologiques fut Georges Sorel. Sa théorie radicale, centrée sur un très fort volontarisme politique et une conception organique de la communauté en lutte, s'est appuyée au départ sur la lutte des classes et les combats du prolétariat pour renverser le monde bourgeois. Constatant au début du siècle que le prolétariat semblait se tourner progressivement vers la patrie comme force ou « mythe » d'une société nouvelle à bâtir, ennemie du libéralisme, il va peu à peu abandonner le socialisme tout en donnant au fascisme ses premiers fondements théoriques. Mussolini le désignera ainsi comme un des pères idéologiques de son mouvement.