titre_revue

Goûter le réel & aimer l'idéal

Lettre ouverte à Annie Le Brun

Madame,

Nous avons bien reçu votre ouvrage Du trop de réalité et vous en remercions.

L'ayant lu dès sa parution en 2000, nous regrettions de ne pas vous avoir fait connaître sur le moment nos oppositions aux fondements théoriques sur lesquels s'appuient désormais vos critiques, qui ont trouvé leurs prolongements dans vos chroniques régulières à la Quinzaine Littéraire. Nous profitons donc avec plaisir de cet envoi pour vous les faire connaître.

La Guerre de la Liberté, au milieu de préoccupations diverses, s'élève contre le constat d'impuissance et de ressentiment dans lequel, depuis quelques années, baigne avec complaisance toute une littérature critique, totalement dégrisée, comme nous l'avons indiqué ailleurs, de ses attentes radicales d'antan. Non que « ce revirement total », ce « renversement délibéré de signes » nous dérange en lui-même. Par contre, nous n'acceptons pas la manière dont s'opèrent ces adhésions intéressées aux tableaux apocalyptiques et au sentiment partagé de fin du monde. Pour beaucoup, la dialectique n'a jamais été autre chose qu'un fétiche, un terme magique lancé à la figure de toute contradiction et de toute opposition sérieuses pour enfermer « l'ennemi » dans le préjugé idéologique en s'attribuant du même coup, comme allant de soi, le privilège de l'objectivité. C'est la raison pour laquelle nous portons désormais les critiques les plus dures à l'égard de ceux qui, annonçant hier le paradis à portée de mains, ne savent plus aujourd'hui nous parler que de l'enfer, avec d'ailleurs la même sorte d'assurance. Comme une grande partie de nos contemporains, nous ne croyons plus ni à l'un, ni à l'autre, désespérant en cela les visées réactionnaires du temps ou ses raccommodages positivistes ; nous faisons même de la mort de cette foi et des idéologies politiques qu'elle avait su réinvestir en douce un des éléments les plus positifs de ces jours fatigués : « l'absolu ment » comme l'énonçait en une formule qui se dispense de tout commentaire l'immense Jarry. Nous ne pratiquons pas pour autant la confusion des genres, enfermant dans un même opprobre tout ce qui, dans le passé, a cherché à briser les chaînes des divers esclavages existants. C'est sur ce point cependant que nos choix divergent des vôtres. Car si dadaïsme et surréalisme demeurent en matière de révolte, de fraîcheur et de tranchant inégalés, ce que le siècle qui les a vu naître a produit sans conteste de plus admirable comme vous savez parfaitement le rappeler – c'est bien là « un trésor pour toujours » selon l'expression heureuse d'un grand rationaliste grec –, nous laissons très loin derrière, pour vous reprendre, les « détecteurs obsessionnels de la réification », pâles imitateurs d'Adorno et d'Horkheimer, qui entendent régner un temps encore en roitelets bouffis de vanités littéraires sur le terrain dévasté de la critique : Pauvre Semprun ! Pauvre Mandosio ! Pauvre Michéa ! Pauvre Murray ! Tics, tics, et tics. Le lien que vous opérez ainsi entre tout ce qu'une subversion venue de l'art a su apporter de scandaleusement vivant à la critique sociale, et les orientations prises par une certaine philosophie critique chez qui possibles et paris se réduisent à peau de chagrin, nous semble ainsi des plus hasardeux. Cela explique, à nos yeux, les nombreuses oscillations qui traversent l'ouvrage et vos interventions polémiques à La Quinzaine littéraire, notamment entre le refus affirmé de cantonner la révolte à ce que dessinent et tolèrent de façons spectaculaires modes et pouvoirs, et l'affirmation d'un effondrement de la civilisation d'une ampleur inégalée[1L'usage fréquent que vous faites par exemple, à la fin de l'ouvrage, du terme de « dénaturation », concept que l'on retrouve dans les pensées écologistes radicales les plus ambiguës ainsi que chez les technophobes patentés nous paraît malheureux, grevé qu'il est d'un poids idéologique passé avec lequel personne, ici, n'a rien à voir.], où le peu d'avenir encore contenu ne se jouerait plus qu'entre les folies de la domination et la posture stoïcienne du refus isolé, façon « bouteille à la mer » d'Adorno.

Ne faudrait-il point cependant s'interroger sur cette mode éditoriale qui s'empare de la théorie critique de « l'École de Francfort » et qui l'insère comme un fétiche dans l'ambiance conservatrice de ces temps méprisables ? Des pro-situs aux marxistes recyclés, on sait pertinemment que les bigots désillusionnés qui brandissent cette pensée comme le catéchisme incontournable de notre modernité y trouvent avant tout un refuge adapté pour se parer à nouveau d'une lucidité triomphante. Et, dans cet attrait soudain, ce qui fascine, c'est moins les positions de départ de ces professeurs allemands – la remise en cause louable du postulat hégélien de l'identité et du réel, avec pour conséquence la clôture de son système –, mais bien cette pensée de la peur, de la mort et du ressentiment, dans laquelle Adorno et Horkeimer n'ont plus cessé de tremper à partir de la seconde guerre mondiale. On est ainsi bien loin de la vitalité du surréalisme qu'Adorno, pour sa part, désignait comme une « entreprise menant à la pornographie ». Étranges alliances, nouvelles noces de la carpe et du lapin que l'époque affectionne et auquel vous cédez par endroits[2Certes, vous vous référez plus souvent à Marcuse, dont la pensée et les prises de position diffèrent grandement de celles d'Adorno et d'Horkeimer. Plus politique, Marcuse avait su également reconnaître l'importance subversive d'un mouvement comme le surréalisme. Mais il vous semble encore, par endroits, trop « rationaliste » ! Faut-il comprendre que son attachement à un certain usage de la raison, comme pouvaient l'entendre Marx et Freud, vous indispose ?]. Vous aurez donc compris qu'au petit jeu de « l'ouvrez-vous ? », il n'est même pas question pour nous de se lever de table. Car face aux milliers de pages sur l'aliénation des sociétés industrielles issues d'une rumination amère, pas un passage de Nadja, pas un solo de Django, pas une ligne de Cravan, pas un accord des Clash qui, à nos yeux, ne rejette dans le dérisoire le désespoir savant de ces tristes sires et de leurs pauvres clones.

Il serait abusif toutefois de ramener le lien établi avec la constellation francfortoise qui supporte une part de vos analyses à l'unique mode catastrophiste du moment. Il existe en effet dans l'ouvrage, c'est là le point de divergence crucial, une défiance non déguisée envers tout ce qui se présente sous le signe de « la » raison. L'héritage surréaliste, tel que vous le percevez, n'y est évidemment pas étranger. Mais c'est surtout dans la critique de la raison instrumentale effectuée par Marcuse et Adorno que vous avez cru trouver un fondement rationnel à cette forte réserve. Nous avons été évidemment séduits par tous les passages qui rappellent la richesse de la culture sensible, l'appel à une libération des langages bafoués du corps, l'extension de l'idée de pollution et de neutralisation à l'ensemble des domaines emplissant l'horizon imaginaire, le tout illustré de joyaux extraits des meilleurs filons… Reste que l'opposition rapide que vous faites entre « raison » et « sensible » pose un grave problème qui, selon nous, affaiblit fortement l'ouvrage.

À vos yeux, la raison semble en effet se dresser comme un bloc compact, surgi ex nihilo et sans histoire, inébranlable, castrateur, écrasant toute forme de perception du monde qui ne respecterait pas ses canons rigides. C'est négliger d'abord que cette même raison prend dans l'histoire les figures les plus diverses et les plus inattendues ; c'est oublier aussi, particulièrement en Occident, qu'au nom même de la raison, pour le meilleur et pour le pire, se sont effectuées les remises en causes les plus radicales des diverses raisons instituées, que ces dernières servent à la légitimation d'un ordre politique et social quelconque ou qu'elles habillent des oripeaux « du bon sens » les mœurs et les types de représentations traditionnelles. Alors qu'aujourd'hui raison et sensibilité sont également atrophiées, n'est-ce pas retomber, en prenant appui sur l'une pour accuser l'autre, dans cette vieille antinomie stérile qu'entendait dépasser, en son temps, le surréalisme ? Louant Hegel et Freud, Breton rappelait ainsi, dans ses entretiens radiophoniques[3André Breton, Entretiens], qu'il ne s'agissait pas pour les surréalistes de rejeter la raison en tant que telle mais bien cette tradition classique qui, « coupant l'homme en deux », usurpait ainsi « la place de la raison véritable » en rejetant hors de son pré carré « impulsion et désirs ». Pour réfuter le messianisme de pacotille qu'il était réputé instaurer en rétablissant l'artiste dans sa fonction religieuse, il rappelait également l'existence d'une « tension irréductible entre, d'une part, la volonté surréaliste de pénétrer le sens des anciens mythes aussi bien que de retrouver le secret de leur gestation et, d'autre part, la canalisation du besoin de merveilleux (…) » voulue par les visées morbides de tout dogme religieux. Où a-t-on vu que les œuvres majeures de l'esprit et de l'action ne puisaient pas conjointement aux sources du savoir et du rêve, de la folie et de la logique, de la passion et du rationnel… ? Voltaire, qu'une postérité semi instruite, pour l'opposer à Rousseau, enferme dans les tiroirs d'un rationalisme étroit, écrivait ainsi à Vauvenargues : « Le grand, le pathétique, le sentiment, voilà mes premiers maîtres. ». Il y a également longtemps que la légende d'un Rousseau prêchant le sentiment contre la raison est morte, lui qui ne se défiait pas tant de l'entendement que de l'usage artificiel qu'on est tenté d'en faire : « Ainsi ma règle de me livrer au sentiment est confirmée par la raison même ». Fourier, le plus grand des utopistes, ne se considérait-il pas le plus sérieusement du monde comme le seul héritier conséquent de Newton dans la recherche de nouvelles lois, sociales celles-ci ? Un commentateur de Marx avait-il tort de considérer Le Capital comme l'équivalent moderne de L'Enfer de Dante ? Où, dans In Girum… de Debord, la force poétique d'une vie désirée, entre maîtrises et pertes, entre passion et raison, entre imaginaire et réalités, n'explose t-elle pas ?

Reste, pour terminer, tout ce qu'a en commun le livre avec la plupart des essais critiques du temps et qui conduit dans des impasses. Face au monologue interminable du pouvoir et des bureaucrates de la pensée, l'espace entier semblerait mis sous verrou, une sorte de 1984 tempéré où conduites, pensées, refus, seraient dirigés sans heurts majeurs vers des impasses aménagées. Or, ce qui manque le plus cruellement à ce genre d'essais c'est d'indiquer pourquoi – en laissant de côté les analyses contre-journalistiques et en voyant ainsi que, dans les déclarations des pouvoirs, règnent aussi fantasmes et illusions –, la dialectique ne s'est pas évanouie à la simple évocation des nouveaux fétiches de la critique parisienne : la civilisation industrielle, la technique, l'aliénation généralisée, l'impuissance de la jeunesse, la décadence et la fin du monde, etc… Pourquoi, autrement dit, derrière le flot des commandements spectaculaires, la réalité, travaillée par d'énormes contradictions, est loin de fonctionner sur le mode d'un mimétisme mécanique et hypnotique. Dans un autre de vos ouvrages, et prenant exemple sur la situation littéraire de la seconde moitié du XVIIIe siècle, vous développiez à merveille cette idée que la poésie ne se trouve jamais dans les enclos préparés pour sa domestication[4Avec raison, dans l'exemple historique choisi, vous la trouviez à l'œuvre chez Sade ou dans le roman noir plutôt que dans les pastorales.]. Il n'en va pas autrement de la révolte et de la liberté qui, orphelins pour le moment d'espaces publics nouveaux, se moquent toujours du petit narcissisme contemporain et des intérêts de la sphère privée dans lesquels, propagande oblige, elles se déploieraient idéalement.

Contre la morbidité ambiante et le sentiment d'impuissance, Breton rappelait en 1948 : « Nous avons beau traverser une période d'ignorance crasse où en poésie, en art, je ne dirai pas même en philosophie mais en manière générale de penser ne sont plus mises à contribution que des œuvres immédiates, frappées de mode et usées de commentaires (…) le rétablissement de l'homme s'opérera fatalement sur le monceau de tout ce qui l'a fait ». Le même, en 1952, absolument moderne, là où d'autres, quelle que soit la marque du temps, empestent sénilité et mort : « Tout se ramène toujours au besoin, à l'espoir de changer la vie ». Le temps est loin d'être aboli où la réaction contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement n'aurait plus aucun chemin à ouvrir… La Guerre de la Liberté doit être faite avec colère.

Recevez, Madame, nos meilleures salutations.

[1]L'usage fréquent que vous faites par exemple, à la fin de l'ouvrage, du terme de « dénaturation », concept que l'on retrouve dans les pensées écologistes radicales les plus ambiguës ainsi que chez les technophobes patentés nous paraît malheureux, grevé qu'il est d'un poids idéologique passé avec lequel personne, ici, n'a rien à voir.

[2]Certes, vous vous référez plus souvent à Marcuse, dont la pensée et les prises de position diffèrent grandement de celles d'Adorno et d'Horkeimer. Plus politique, Marcuse avait su également reconnaître l'importance subversive d'un mouvement comme le surréalisme. Mais il vous semble encore, par endroits, trop « rationaliste » ! Faut-il comprendre que son attachement à un certain usage de la raison, comme pouvaient l'entendre Marx et Freud, vous indispose ?

[3]André Breton, Entretiens.

[4]Avec raison, dans l'exemple historique choisi, vous la trouviez à l'œuvre chez Sade ou dans le roman noir plutôt que dans les pastorales.