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De la poudre et des armes

« Les révolutions (…) reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière. »

Karl Marx

« Et pourtant les raisons de vivre d'une société se sont détruites. »

Internationale Situationniste

Si depuis 1995 la tendance est à la succession de mouvements sociaux, les dernières contestations du printemps qui se poursuivent aujourd'hui de façon larvée et éclatée marquent pourtant une rupture dans l'évolution des luttes sociales de ces dernières années. Rupture, non dans le sens où nous aurions assisté à un saut qualitatif de la contestation, mais dans celui où s'affirme la conscience qu'une époque a changé. Et quoiqu'il advienne désormais, cette rupture, pour beaucoup, ne sera pas sans effet sur les choix politiques et les modalités d'action à engager.

Il n'échappe plus à personne que les forces du capitalisme à l'œuvre depuis la fin des années 60 et la façon dont le pouvoir est repassé à l'offensive depuis les années 70 ne réservent pas leurs effets à un vague avenir, mais constituent désormais un nouvel horizon. Ce qui disparaît ainsi aujourd'hui, c'est bien l'existence d'un capitalisme progressiste où l'intégration au système se ferait par la modalité de conquêtes sociales. L'État keynésien est en passe d'être balayé et ne reviendra pas[1En attendant plus ample analyse, on peut signaler que dès les années 60 plusieurs éléments participent à l'éclatement de l'État keynésien : l'implosion, avec Mai 68, du compromis social qui en était le fondement, les limites propres que rencontre la logique du capital à un moment donné dans ce système et l'offensive menée par des intérêts tant économiques que politiques pour liquider des formes institutionnelles désormais jugées périmées. Dire que l'état keynésien ne reviendra pas ne signifie pas qu'aucun réformisme n'est plus possible à l'avenir mais que, étant données les transformations majeures opérées depuis trente ans, il ne saurait être de même nature.].

Chaque jour confirme d'ailleurs que les nouveaux pouvoirs établis se sont décidés pour de vastes menées. Tandis que l'absence de mouvement révolutionnaire en Europe depuis trente ans a réduit toute opposition à sa plus simple expression, ces pouvoirs savent dès à présent qu'ils ne sont plus représentatifs et que seul l'usage répété d'expédients peut pallier leur perte de légitimité. Engagées dans une forme modifiée de l'exercice du pouvoir, les nouvelles classes dirigeantes mènent une course de vitesse, n'ignorant pas la vieille leçon politique selon laquelle il est plus facile pour un peuple de conquérir des droits que de les regagner une fois perdus. Sans doute caressent-elles déjà l'idée qu'il faudra en venir à des choses impossibles à dire. Et, s'il va de soi qu'elles ne sont pas sans craindre des formes nouvelles d'opposition, elles comptent désormais sur la peur et la répression comme double modalité dans l'art unique de diviser les classes. Que l'ordre règne, voilà ce dont elles s'assurent par la criminalisation de la misère et par l'effroi ainsi jeté sur les classes moyennes déjà largement gagnées par la prolétarisation. Diviser ceux dont l'alliance serait une menace, c'est là le principe éternel des détenteurs du pouvoir. À cet égard, rien n'est plus instructif que le rapport rédigé par un conseiller du prince, alarmé par la perte de sens tactique des différents pouvoirs alors même que ceux-ci se livrent à une véritable guerre sociale. On peut y lire quelques conseils tactiques, comme sortis du fond des âges, qui tous s'ordonnent autour d'un principe directeur : que le gouvernement soit menacé mais jamais le régime[2Dans cette perspective, ce rapport indique que le pouvoir ne doit pas tant craindre la classe moyenne que son alliance avec les couches les plus prolétarisées, pas tant les masses dans la rue qu'une minorité de blocage et, enfin, pas tant les grèves que l'unification des luttes. Cf. centre de développement de l'OCDE, Cahier de politique économique n°13.].

Ce nouveau contexte ôte à l'opposition toute solution défensive  : des milliers de personnes dans la rue ne feront pas démissionner un ministre, ni supprimer un projet de loi. En ce sens, le démantèlement assuré des fondements institutionnels de l'État keynésien et le mépris affiché par le pouvoir ont constitué une épreuve de clarification pour les différents mouvements qui se succèdent depuis plus d'un an. Clarification non seulement de la situation historique et des conditions nouvelles pour toute forme de lutte, mais aussi clarification des intérêts en jeu au sein même de ces mouvements où l'on a vu chaque fois les positions se diviser en devenant plus exclusives. Tandis qu'une majorité n'a pas su ni voulu abandonner le langage usé jusqu'à la corde de la litanie revendicative –  si ce n'est pour tomber dans une stupéfaction impuissante  –, une minorité s'est chaque fois décidée pour une radicalisation des formes d'action et une prise en charge autonome de ses intérêts. Et si cette radicalisation n'est pas le fait de la jeunesse en tant que génération puisque le conformisme de la société la traverse très largement, il est vrai aussi que, se trouvant aux avants-postes dans le processus de prolétarisation, elle est de fait moins sujette à s'abreuver d'illusions[3Il y aurait en revanche beaucoup à dire sur une partie de la génération d'anciens gauchistes et staliniens qui, ayant bénéficié de l'ouverture créée par 68, prend les luttes de ses aînés pour ses propres combats. Épousant le parti de la réaction, elle se révèle aujourd'hui pour ce qu'elle est : l'usufruitière de conditions historiques données. Aussi les a-t-on vu, par exemple, sur plusieurs campus, alors qu'une minorité d'étudiants organisait des comités de grève, tenir cet étrange argument : « il est inadmissible d'occuper une faculté au moment où la démocratisation permet enfin aux enfants de prolos d'y accéder ». Mais il est vrai que, lorsqu'ils ne sont pas tombés dans une position aristocratique, ils ont gardé une grande sensibilité pour les détritus de la cuisine bourgeoise que l'on brade à des prix cassés. Le ridicule de cette position rappelle l'indignation de certains staliniens devant les provocations artistiques des dadaïstes et des surréalistes, notamment devant LHOOQ, œuvre où Duchamp avait placé des moustaches à la Joconde : on ne devait pas commettre selon eux de tels actes de provocation au moment où la classe ouvrière était en train d'accéder à la culture.].

On aurait tort cependant d'attribuer cette radicalisation aux seules nécessités d'un affrontement avec le pouvoir ou d'une confrontation avec une majorité dont l'immobilisme rejoignait les intentions à peine voilées des différents syndicats. Car, en définitive, si cette tendance usait encore de la forme revendicative, elle ne pouvait guère se soutenir dans ce cercle habituel, étant l'expression d'une crise concrètement sociale et politique. Pour une minorité se formule ainsi peu à peu l'idée que c'est bien à une crise de l'ensemble des institutions que l'on assiste, crise qu'aucune politique spécialisée n'est plus à même de résoudre sur les bases de cette société.

Certes, manque encore à cette nouvelle radicalisation la force d'un contenu politique plus vaste. D'où les paradoxes qui ont paralysé les mouvements : tels enseignants se décidaient pour la grève des examens sans oser mettre en question la nature de l'éducation dans une société comme la nôtre, montrant en cela combien ils étaient soumis au chantage de la « conscience professionnelle » ; tels intermittents sabordaient des festivals tout en se persuadant qu'ils appartenaient, comme représentants de la culture, à une catégorie séparée de salariés ; tels chercheurs s'engagent aujourd'hui à se démettre de certaines de leurs fonctions pour sauvegarder en définitive, dans une misère absolue, leur dépendance coutumière à l'égard des différents ministères. À bien des égards, l'idéologie professionnelle constitue un des freins majeurs à l'évolution de ces mouvements. Car, pour beaucoup de fonctionnaires ou de subventionnés de la culture, le combat est encore déterminé par la situation meilleure qu'ils ont connue auparavant, qui pourtant ne reviendra pas. Hantés par l'autorité des différentes missions publiques qu'ils sont toujours censés représenter, ils se débattent entre leurs illusions passées et leurs conditions nouvelles. Et pour cette pluralité de travailleurs intellectuels aux conditions dégradées et aux fonctions si discutables, l'affirmation de quelque distinction reste le moyen censé renforcer une conscience de soi bien affaiblie en vérité[4Ainsi a-t-on vu dernièrement certains se recommander volontiers de leur intelligence réunie, par un détour étrange qui conduit l'homme à s'exagérer ce dont il fait un si mauvais usage.]. Pourtant, il est un fait que l'idéologie professionnelle a de plus en plus de mal à s'accorder avec l'évolution réelle. Tandis que la prolétarisation a dépouillé progressivement de son aura mystérieuse la distinction de certaines fonctions étatiques, celles-ci sont devenues tout simplement impraticables. Que vaut par exemple le prétendu prestige de la transmission des savoirs quand l'éducation se trouve entièrement subordonnée à la logique de la reproduction sociale et de l'intégration professionnelle ?[5Il n'est pas hasardeux, par exemple, que la pointe du mouvement enseignant ait été tenue par des professeurs de banlieue qui, tout en étant les plus prolétarisés, affrontent, en première ligne, les contradictions de l'école et de la société.] Bien plus, sous la pression des exigences sociales nouvelles, c'est la nature politique de ces fonctions qui est révélée dans sa vérité, et donc comme fonctions éminemment contestables. Car, dès lors que l'État exige des enseignants de banlieue non plus d'instruire mais de domestiquer, des différents travailleurs sociaux de collaborer avec les pouvoirs et la police sous la forme d'une délation généralisée, des artistes, enfin, de se reconvertir car le quota nécessaire aux exigences du secteur du divertissement est déjà largement pourvu, on peut être assuré que l'abri de la conscience professionnelle a son toit percé de toutes parts.

La lassitude et la colère à l'égard de la dégradation continue des conditions sociales dominantes, le sentiment encore confus que derrière le caractère toujours plus problématique des fonctions à exercer se joue une crise sociale et politique, ont porté de nombreux individus vers une radicalisation et une politisation de ces mouvements. De sorte que l'unanimité creuse d'un front défensif de la fonction publique a commencé de se diviser, donnant lieu à l'affrontement bien souvent violent de différentes positions. Affrontement entre ceux qui, figés dans des revendications catégorielles sans issue, se persuadent qu'une simple augmentation de moyens serait susceptible d'améliorer leur condition et ceux qui, conscients que la crise des situations professionnelles ne peut trouver de réponse tant que la question restera posée de façon séparée, prônent une généralisation de la lutte et commencent à interroger la nature même de leur travail[6Des travailleurs sociaux, devant l'énormité présente des compromissions que l'on exige d'eux, sont renvoyés à leurs compromissions passées et commencent à discuter, non pas de la misère extérieure, mais de la misère propre à leur fonction.]. Significatif est, à cet égard, le mouvement des intermittents puisqu'il s'est, dès ses débuts, divisé en deux camps : l'un cherchant, dans le cadre d'une tactique catégorielle, à se concilier le public et le haut du panier du spectacle l'autre, portant un regard désabusé sur la culture et faisant de la critique de l'idéologie du divertissement, développée durant les heures grasses de la période mitterrandienne, un moment central de son engagement.

On aurait tort de voir ainsi dans ces divisions nouvelles une situation funeste. Ces tentatives, fussent-elles minoritaires, pour quitter le langage des fonctions sociales et des identités professionnelles dans lequel l'ordre social tend à nous confiner pour assurer sa pérennité, sont seules en mesure d'assurer le retour de la politique. La crise s'accusant chaque jour dans les conditions de travail ne peut se résoudre de façon séparée comme s'il s'agissait de fonctions détachables qu'il suffirait de mettre entre parenthèses. De tous ces maux, dans lesquels s'épuisent le particulier, il n'en est pas un seul, en effet, qui ne renvoie implicitement à une contestation plus large de la totalité sociale. C'est donc sur le terrain et suivant les enjeux de la totalité sociale que l'affrontement doit être mené à partir d'expériences et de points de vue multiples.

Aucune alliance défensive avec ses contre-projets proposés au rabais n'est en mesure de faire face aujourd'hui aux tendances dominantes de ce monde. La résistance doit se transformer en projet offensif et cela passe nécessairement par un affrontement au sein même des mouvements, c'est-à-dire par l'approfondissement des intérêts divergents en jeu. La simple convergence des revendications catégorielles n'a su se donner, jusqu'à présent, qu'une unité extérieure de sorte que, sous prétexte d'union, ce sont autant de points de vue partiels qui s'allient dans la séparation sans que jamais les enjeux portant sur la totalité ne soient véritablement discutés. La division des intérêts qui ne manquerait pas de se formuler à cette occasion doit s'oublier et chacun est mis en demeure de se réconcilier sous la bannière d'un vague programme aussi abstrait que plat, qui dissimule mal, sous l'apparence de la conciliation, la domination d'une seule vision  : celle du statu quo[7Comme tant d'autres, que réclame la majorité des chercheurs si ce n'est que l'État leur garnisse un peu plus la mangeoire en sorte que la société existante leur reste aussi confortable et profitable que possible. De leur fonction dans la société, de la nature de leurs recherches, de leur soumission volontaire à leurs maîtres naturels, rien n'est discuté, étant avant tout admis que tout devrait continuer comme avant.]. Ce point de vue se trouve à la tête des différents mouvements non parce qu'il représente l'initiative d'une société nouvelle, mais seulement parce qu'il exprime le point de vue défensif, réactif, d'une époque menacée ; c'est un fait secondaire que des transformations brutales projettent à la surface de la société et, en ce sens, il est incapable d'être à la hauteur des tâches du présent. Un mouvement réellement offensif ne pourra commencer que lorsque cette position unanimiste sera brisée. Aussi, pour la minorité qui envisage désormais le changement des conditions existantes, la tâche principale est d'approfondir et d'exposer de façon indépendante ses propres points de vue. Les conflits qui naissent des conditions même de la société, il faut les mener jusqu'au bout : on ne peut les conjurer pour en être quitte. Il ne s'agit plus de tenir pas à pas un terrain devenu indéfendable, de renouveler les intérêts d'un monde fatigué mais de porter les chances d'une société nouvelle. Certes, beaucoup ne disposent plus d'aucune doctrine à laquelle s'en remettre, d'aucun but qu'ils puissent se fixer. Chacun vit dans la crainte de se tourner vers l'inconnu et de pousser l'interrogation jusqu'à ses dernières conséquences. Mais pour que les individus trouvent ce qu'ils veulent, il faut qu'ils créent, sans garantie pour l'avenir, les conditions qui permettent la pensée, le dialogue et l'action. La foi en un avenir radieux est heureusement morte c'est dans cette perte que se trouvent dorénavant les conditions d'une reprise globale, historique et politique, de la contestation.

Dominique Caboret

[1] En attendant plus ample analyse, on peut signaler que dès les années 60 plusieurs éléments participent à l'éclatement de l'État keynésien : l'implosion, avec Mai 68, du compromis social qui en était le fondement, les limites propres que rencontre la logique du capital à un moment donné dans ce système et l'offensive menée par des intérêts tant économiques que politiques pour liquider des formes institutionnelles désormais jugées périmées. Dire que l'état keynésien ne reviendra pas ne signifie pas qu'aucun réformisme n'est plus possible à l'avenir mais que, étant données les transformations majeures opérées depuis trente ans, il ne saurait être de même nature.

[2] Dans cette perspective, ce rapport indique que le pouvoir ne doit pas tant craindre la classe moyenne que son alliance avec les couches les plus prolétarisées, pas tant les masses dans la rue qu'une minorité de blocage et, enfin, pas tant les grèves que l'unification des luttes. Cf. centre de développement de l'OCDE, Cahier de politique économique n°13.

[3] Il y aurait en revanche beaucoup à dire sur une partie de la génération d'anciens gauchistes et staliniens qui, ayant bénéficié de l'ouverture créée par 68, prend les luttes de ses aînés pour ses propres combats. Épousant le parti de la réaction, elle se révèle aujourd'hui pour ce qu'elle est : l'usufruitière de conditions historiques données. Aussi les a-t-on vu, par exemple, sur plusieurs campus, alors qu'une minorité d'étudiants organisait des comités de grève, tenir cet étrange argument : « il est inadmissible d'occuper une faculté au moment où la démocratisation permet enfin aux enfants de prolos d'y accéder ». Mais il est vrai que, lorsqu'ils ne sont pas tombés dans une position aristocratique, ils ont gardé une grande sensibilité pour les détritus de la cuisine bourgeoise que l'on brade à des prix cassés. Le ridicule de cette position rappelle l'indignation de certains staliniens devant les provocations artistiques des dadaïstes et des surréalistes, notamment devant LHOOQ, œuvre où Duchamp avait placé des moustaches à la Joconde : on ne devait pas commettre selon eux de tels actes de provocation au moment où la classe ouvrière était en train d'accéder à la culture.

[4] Ainsi a-t-on vu dernièrement certains se recommander volontiers de leur intelligence réunie, par un détour étrange qui conduit l'homme à s'exagérer ce dont il fait un si mauvais usage.

[5] Il n'est pas hasardeux, par exemple, que la pointe du mouvement enseignant ait été tenue par des professeurs de banlieue qui, tout en étant les plus prolétarisés, affrontent, en première ligne, les contradictions de l'école et de la société.

[6] Des travailleurs sociaux, devant l'énormité présente des compromissions que l'on exige d'eux, sont renvoyés à leurs compromissions passées et commencent à discuter, non pas de la misère extérieure, mais de la misère propre à leur fonction.

[7] Comme tant d'autres, que réclame la majorité des chercheurs si ce n'est que l'État leur garnisse un peu plus la mangeoire en sorte que la société existante leur reste aussi confortable et profitable que possible. De leur fonction dans la société, de la nature de leurs recherches, de leur soumission volontaire à leurs maîtres naturels, rien n'est discuté, étant avant tout admis que tout devrait continuer comme avant.