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La déraison dans l'histoire

« Je n'ai plus aucune foi dans la révolution en France. Ce pays n'est plus révolutionnaire du tout. Le peuple lui-même y est devenu doctrinaire, raisonneur et bourgeois (…). Je quitte ce pays avec un profond désespoir dans le cœur. »

Bakounine (octobre 1870)

À l'heure où les culs-cousus au pouvoir pavoisent, où l'ordre moral fait un retour en force pour scoutiser la société, parler le langage de la critique révolutionnaire peut paraître dérisoire. Mais cela est dérisoire comme d'autres l'ont déjà souligné avant nous, « parce que le mouvement révolutionnaire organisé a disparu depuis longtemps des pays modernes, où sont précisément concentrées les possibilités d'une transformation décisive de la société », et parce que le dernier assaut révolutionnaire, situé autour de 1968, a été parfaitement défait. Non pas parce que la société capitaliste, avec ses couleurs modernes ou post-modernes, serait devenue plus acceptable. Certes, l'époque actuelle ne saurait être assimilée aux époques qui ont vu naître la Ire Internationale ou la vague mondiale d'une contestation étudiante révolutionnaire. Elle n'en est pas moins traversée par de multiples résistances, infiniment moins connues que les progrès de la domination, puisque précisément celle-ci ne peut se maintenir sans le reflet universel et hypnotique de la soumission. Mais ces résistances existent et grandissent, et si elles ne parlent pas le langage de la révolution, elles pourraient bien finir par le retrouver. Dans de nouvelles conditions historiques, il s'agit de favoriser l'essor et l'organisation d'un nouveau mouvement révolutionnaire. L'offensive connue sous la vague appellation de « mondialisation » s'appuie évidemment sur des opérations de démoralisation qui sont d'autant plus efficientes que le terrain où se forme la conscience de l'histoire a été dévasté. « L'une des choses que nous avons perdues durant les années 1980-90, c'est le sens de la continuité historique », précise Tariq Ali, figure de proue du mouvement de contestation des années 60 en Angleterre, dans un entretien accordé au journal Libération[1Daté du 25 septembre 2003.], rappelant cependant que « même dans un pays très réactionnaire (les États-Unis), demeure une contre-culture : celle qui lit. » Mais, dans l'ensemble, l'esprit du temps erre dans un désert mental où ne subsistent que les sollicitations de l'économie de marché. À la façon du révisionniste néo-libéral Fukuyama, on pense généralement que « dans le monde développé d'aujourd'hui, on s'attend aussi peu à voir disparaître les villes et les voitures dans un avenir proche qu'à voir réapparaître l'esclavage[2La fin de l'histoire et le dernier homme]. » Ce bon gros sens commun qui fait aujourd'hui office de pensée se trouve par conséquent fort dépourvu quand il lui faut comprendre le néo-esclavage que constitue le salariat, condition sociale la plus répandue sur la planète, favorisée par la vie urbaine –  mais ne s'y réduisant pas  – à laquelle s'ajoute l'obligation de consommer, entre autres marchandises, des voitures. Mais cette sorte de pensée qui baigne dans la béatitude quasi-bouddhique d'un présent perpétuel, dans l'immobilité métaphysique de son nirvana de marchandises, se révèle surtout incapable de comprendre d'où elle vient et où elle va. Elle est la réalisation parachevée du fétichisme de l'économie marchande. En elle, toutes les catégories historiques sont nécessairement dissoutes ne subsiste plus que le temps pseudo-cyclique de l'écoulement des marchandises auquel se subordonnent les volontés et les désirs des hommes.

Évidemment, ce constat critique n'est pas nouveau. Il vient en droite ligne des analyses théoriques élaborées par Karl Marx. Mais l'époque étant ce qu'elle est, il n'est pas inutile de rappeler à nombre d'esprits oublieux par quel fil d'Ariane la pensée critique peut retrouver son chemin dans le labyrinthe du temps. Il faut reconnaître, avec Anselm Jappe, que « l'œuvre de Marx n'est pas un " texte sacré " , et une citation de Marx ne constitue pas une preuve. Mais il faut bien souligner que son œuvre reste l'analyse sociale la plus importante des cent cinquante dernières années. » Ainsi, pour tenter de remettre à jour la critique marxienne de la valeur marchande, l'ouvrage récent d'Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise[3Avril 2003.], constitue-t-il une indication précise de la nécessité de rétablir la critique de la société capitaliste sur ses fondements historiques, qui ne sont pas, bien entendu, essentiellement marxiens. Son principal mérite réside dans l'invitation à dépasser le stade de la dénonciation moralisante de ce monde. « Crier au scandale parce que tout est devenu vendable n'est pas très nouveau et porte tout au plus à chasser les marchands du temple pour les voir s'installer sur le trottoir d'en face. Une critique purement morale, qui recommande de ne pas tout soumettre à l'argent et de penser aussi au reste, ne va pas très loin : elle ressemble aux discours solennels du président de la République et des « comités éthiques », écrit-il fort justement. Et de rappeler que le « désarroi théorique des nouveaux contestataires est le miroir de l'écroulement de toute critique sociale dans les vingt dernières années » et que « l'absence d'une critique cohérente de vaste portée, voire le refus explicite de toute théorie « totalisante », interdit aux sujets qui se veulent critiques toute connaissance des causes et des effets. » Mais cette déraison de la nouvelle contestation, sans vouloir la justifier, doit-elle être pour autant rapportée essentiellement à la dynamique autonome de la société marchande qui produit les consciences mystifiées ? Peut-on affirmer, sans rire, qu'« en vérité, dans la société marchande, la naissance d'une véritable subjectivité sociale n'est pas possible » et qu'il s'agit néanmoins de «  créer le sujet conscient et non fétichiste et s'approprier une partie de ce qui a été produit sous forme fétichiste. »  ? Si l'on comprend qu'il s'agit en effet de rompre avec l'idée métaphysique d'un sujet historique, qu'il soit ouvrier, paysan ou indien, il faut pourtant poser la question : comment se crée le sujet conscient ? Et, sur ce point, bien que se défendant de ne faire qu'œuvre théorique, Jappe rejoint l'inconscience des critiques de ce temps. « Pour trouver une alternative à la société marchande, conclut-il, il n'est pas besoin d'aller très loin ou d'élaborer des " utopies " (…). Il y a une idée dans Aristote qui mérite vraiment d'être reprise : l'idée de la "bonne vie " comme finalité de la société. C'est le contraire du service du dieu-fétiche de l'argent. » Le flou de ce propos n'est pas à imputer à un manque de précision de l'auteur mais traduit plutôt sa volonté de rester dans le vague. Certes, selon le mot de Hegel, « le trésor d'Aristote est depuis des siècles pour ainsi dire inconnu. » Mais pourquoi traduire « bonne vie » ce qu'Aristote nomme « bien vivre », ce qui dépasse la satisfaction des seuls besoins vitaux et qui consiste à réaliser en acte la nature humaine en puissance, et « finalité de la société » ce qui concerne l'objectif de la cité (polis) qui n'est pas, dans le sens grec antique, assimilable à ce que nous entendons aujourd'hui par « société » ? Peut-être parce qu'il s'agit pour Jappe d'escamoter cette autre idée aristotélicienne de « l'homme par nature animal politique ». Pour Aristote, il en allait d'une analyse réaliste des institutions politiques qui existaient en son temps, tandis que, pour Jappe, il suffirait de prendre dans une besace philosophique une « idée » pour qu'elle puisse s'appliquer miraculeusement dans l'histoire. Voilà qui semble traduire une inconséquence théorique : ne pas vouloir saisir les pratiques humaines dans leur réalité dialectique, pratiques qui ne sont ni totalement libres, ni totalement aliénées. L'analyse de Jappe, assez juste en ce qui concerne le fétichisme de la marchandise dans notre société, rencontre ainsi sa propre limite lorsqu'il s'agit de l'inscrire dans le cours de la réalité historique limite que rencontre toute théorie de l'aliénation lorsqu'elle veut rester sur le plan purement philosophique ou lorsqu'elle confond ce plan avec celui de l'histoire réellement vécue. Ainsi, pour Jappe, à la manière des intellectuels désabusés de ce temps, le fétichisme dans la société marchande est tel qu'il rend vaine toute pratique humaine, sauf si celle-ci se détache et s'abstrait de la pratique sociale globale. Et comme la société marchande tendrait à s'effondrer d'elle-même, sans le concours conscient des hommes, il lui faut répéter que la « politique n'est pas une solution », propos qui aurait certainement fait sourire un Marx, membre de la Ire Internationale. L'anti-marxiste Jappe, pourfendeur du mouvement ouvrier passé, réintroduit ainsi le déterminisme économiciste du marxisme traditionnel, à la différence près que la chute inéluctable du capitalisme ne débouche plus sur le socialisme, ni sur quoi que ce soit, par ailleurs. Un déterminisme du néant, en quelque sorte.

Si, à juste titre, il faut critiquer la présente contestation altermondialiste lorsqu'elle se contente de visions réformistes qui ne remettent en cause ni l'économie de marché, ni l'État –  mais il faudrait alors souligner que, même dans ce cas, sourdent une critique de la marchandisation du monde et une volonté de démocratisation qui indiquent vers quelle transformation sociale tend ce mouvement  – il faut aussi critiquer la pensée qui se croit radicale en se drapant dans la pureté de sa théorie et qui fustige les moindres pratiques de refus et de révolte, sous prétexte qu'elles n'ont pas atteint la plus haute conscience révolutionnaire (on se demande, par ailleurs, qui peut juger d'une telle hauteur). Comme d'autres voulaient poétiser le prolétaire, les « radicaux » voudraient que la contestation existante incarne subitement leur théorie critique. Si la connaissance de l'histoire ne leur faisait pas défaut, ils sauraient qu'il ne suffit pas que la pratique aille à la théorie, mais qu'il faut encore que la théorie aille à la pratique. En d'autres termes, aussi banal est-il de le dire et de le répéter, la théorie critique n'a de sens que dans sa relation avec la critique en actes, qu'elle nourrit et qui la nourrit. Son but n'est pas d'édifier une tour d'ivoire, mais de subvertir la réalité historique. Et ce but ne saurait être atteint sans une certaine politique. Certes la politique des partis, des syndicats et des sectes de tout ordre est bien compromise. Mais si elle est disqualifiée par toutes les « théories critiques », elle n'en opère pas moins dans la réalité et parvient à y établir un pouvoir qui ne s'évaporera point sous de simples incantations. Les mouvements de contestation actuels l'ont parfaitement perçu mais, il est vrai, il leur reste à réinventer la politique. Pour ceux qui n'ont pas perdu pied avec la réalité historique, cette réinvention ne se produira pas spontanément, ni en dehors des mouvements politiques et sociaux de la contestation présente, mais bel et bien progressivement, et en eux. « Le mouvement de l'antimondialisation est à la recherche d'alliés, et cette recherche le fédère dans sa diversité (…). Les plus intransigeants pourront critiquer toutes les contradictions et toutes les insuffisances de ce mouvement, mais personne aujourd'hui ne peut se sentir supérieur à lui. Semblable en cela à la Ire Internationale, sa première victoire c'est son existence en actes », écrit avec raison Jordi Vidal dans son petit essai Résistance au Chaos. Car, si l'on s'entend pour affirmer que les temps sont devenus déraisonnables, encore faut-il désormais reconnaître que la raison ne saurait revenir dans la critique politique et sociale si devait perdurer « l'étrange délectation de la pseudo-critique pour la décomposition[4Jordi Vidal, Résistance au chaos, Paris, Allia, 2002.] ». Mais cette pseudo-critique n'est qu'un produit de décomposition ; elle l'est parce qu'elle s'est séparée de la continuité historique de la critique révolutionnaire.

Une sorte de Renaissance s'avère en ce sens nécessaire. Il s'agit de refonder un humanisme révolutionnaire qui puisse fournir l'élan indispensable à la transformation du monde. Un altermondialiste résumait ainsi parfaitement le désarroi actuel de son mouvement en constatant que l'on pouvait savoir qu'un autre monde était possible, mais lequel  ? Il n'y a pourtant pas loin à aller dans le passé pour y répondre. Il suffirait seulement de partir à la redécouverte des origines historiques de la contestation, de retrouver l'important apport théorique et pratique des mouvements révolutionnaires qui ont ébranlé le monde depuis 1789. Il apparaîtrait alors que, assoiffés de liberté, d'égalité, de justice, ces mouvements n'avaient pas seulement rêvé de belles utopies mais, à travers des luttes (bel et bien pratiques), avaient très souvent esquissé des formes de vie politiques et sociales qui rompaient radicalement avec l'arbitraire et le mensonge des sociétés contemporaines. Ce que l'idée de révolution a légué pour l'avenir, c'est la possibilité historique de réaliser une véritable démocratie sociale, la possibilité de dépasser un jour l'État, l'économie de marché. Là se situe la seule modernité qui inquiète et inquiétera toujours les tenants du système capitaliste, pris dans la contradiction d'avoir établi leur pouvoir par une révolution et de devoir, depuis, prévenir et briser perpétuellement tout nouvel élan révolutionnaire par une sorte de contre-révolution permanente. « Il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus » continuent-ils de professer.

Alors que notre époque se fonde dans le pur rejet de l'histoire, qu'elle falsifie le passé sans vergogne et qu'elle offre « dans un strict souci de domination, une approche chaotique du futur[5Jordi Vidal, Ibid.] », on peut désormais savoir que le mouvement révolutionnaire de cette société sera nécessairement le retour de l'histoire.

Pascal Dumontier

[1] Daté du 25 septembre 2003.

[2] La fin de l'histoire et le dernier homme, 1992.

[3] Avril 2003.

[4] Jordi Vidal, Résistance au chaos, Paris, Allia, 2002.

[5] Jordi Vidal, Ibid.