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Le vent tourne

Au regard d'une réalité traversée par la peur et le ressentiment, le mouvement des lycéens de ce début d'année apparaît d'ores et déjà comme exemplaire. Exemplaire, non seulement par le degré de politisation dont il a fait preuve, mais également par le démenti cinglant qu'il vient d'infliger, par son existence même, à toutes les propagandes réactionnaires du temps[1Dernier refrain de cette litanie usée, l'essai des deux derniers lauréats de la promotion Michéa, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l'impuissance de la jeunesse d'aujourd'hui. À quand le relevé complet de la misère doctorante et des jeunes profs déjà vieux ?]. À l'unisson du pouvoir, tous ceux que la sénilité ou l'intérêt conduisent à juger la jeunesse impuissante, aliénée aux paradis artificiels de la consommation, en sont ainsi réduits à tenir leur morgue en laisse ou à en rajouter dans la confusion propre aux crevures médiatiques. Par la grève, par le détournement des manifestations, par les occupations d'établissements avec barricades et, en certains endroits, par l'affrontement violent avec l'administration et la police, les fractions les plus résolues du mouvement ont renversé les images, fixées d'avance, d'une jeunesse moralement et géographiquement coupée en deux : côté ville, unie autour de ses futurs devoirs civiques, et inquiète, sans excès de colère, de son avenir professionnel ; côté banlieue, délinquante, maffieuse, crasse et barbare… Ruinant cette vision, le mouvement lycéen a mis à nu ce que le pouvoir et une partie de la société ne peuvent plus taire : la peur et le mépris qu'ils éprouvent à l'égard de la jeunesse depuis mai 68, d'où qu'elle provienne, ainsi que le traitement social et économique qui lui est réservé – pression familiale et scolaire pour la course aux diplômes inutiles, « petits boulots », exploitation accrue, chantage aux vertus moralisatrices d'un travail servant de modèle pour une vie pleine mais respirant partout ennui et mort…

Évidemment, on se tromperait en cherchant dans la réforme Fillon les motifs de l'opposition lycéenne. Avec raison, peu s'en souciaient et l'avaient lue. La plupart des comités d'occupations, qui ont surgi spontanément ici et là, ont découvert qu'une lutte ne doit pas être bureaucratique, mais passionnée, laissant donc les syndicats et leurs apprentis politiciens en quête de places futures rogner cet os sans intérêt. Avertis par l'expérience des derniers mouvements (enseignants, éducateurs, intermittents…), ils ont abandonné, sans tergiverser, les formes traditionnelles de manifestation à leur impuissance notoire et, balayant d'un revers de main la mauvaise conscience et l'hésitation craintive qui retenaient les dernières luttes, ils se sont hissés à la hauteur de ce qui partout se cherchait sans avoir été pleinement osé : la capacité de s'affirmer comme un pouvoir réel. C'est pourquoi, le 8 mars, l'État n'a pas hésité à retourner contre cette jeunesse si estimée la violence qu'il a délibérément laissée se développer depuis plus de trente ans dans les banlieues. On ne s'étonnera pas ici que la misère du monde moderne, concentrée dans les ghettos urbains, puisse conduire à autre chose qu'à cette explosion de haine et de violence dont ont été victimes les manifestants du 8 mars. Ce jour là, suivant une tactique policière éprouvée, il a simplement suffi aux autorités de laisser faire. Si cette violence a surpris par son ampleur, c'est autant par le nombre des agressions commises que par l'écroulement définitif de deux mythes propres à l'extrême et à l'ultragauche : le premier, laissant croire que la misère mène nécessairement aux combats révolutionnaires et à une critique du capitalisme ; le second, présentant les actions de pure survie d'une jeunesse marginalisée, des apaches aux blousons noirs, comme la geste d'une radicalité aux lettres de noblesse ignorées. Bien entendu, les fantasmes de peurs ou d'admirations qui entourent l'existence du lumpenprolétariat ont toujours été en proportion inverse de son poids politique et social réel. Ce que Marx en disait est toujours d'actualité. N'étant rien, le lumpenprolétariat mène effectivement à tout (bandes, mafia, police, armée, etc.), il peut aussi parfois rejoindre des luttes politiques et sociales, à l'image de certains loubards en 1968. Pour le pouvoir, la violence bienvenue du 8 mars devait sonner la fin de la « récréation ». Les vacances, l'affolement des familles, le silence convenu de la presse sur les suites possibles, et le retrait prévu des syndicats, apporteraient utilement leurs concours.

Sans que personne n'ait pu s'y attendre, le mouvement allait pourtant rebondir avec les occupations d'établissements, occupations qui rendaient impossible la gestion huilée des fins de contestation appliquée par le pouvoir depuis des décennies. Avant d'essaimer à Paris et en province, les premiers blocages de lycées eurent lieu en banlieue parisienne. L'image d'une banlieue uniforme, tenue par les bandes, et venue s'affronter aux lycéens parisiens, tombait. L'occupation des lycées, nouvelle base de combat du mouvement, ramenait aussi la vérité de l'affrontement au premier plan en plaçant désormais face à face l'État, son administration, et les élèves. Ne disposant plus de médiations efficaces pour empêcher les barricades à l'entrée des lycées, les conflits incessants entre proviseurs et élèves, les destructions d'ordinateurs ou de dossiers médicaux, et les jets de parpaings sur les CRS, Fillon ordonnait publiquement aux recteurs, aux proviseurs et à la police, d'user de la force sans états d'âme. C'est donc dans l'isolement le plus grand et dans un rapport de force des plus défavorables, que le mouvement lycéen a su trouver et développer un combat politique que beaucoup croyaient rejeté dans les poubelles de l'histoire. Un tel affrontement ne s'était pas vu dans les lycées depuis les années soixante-dix. Il a cependant été engagé dans un contexte bien différent, ne bénéficiant pas en effet de l'élan politique propre à la brèche ouverte par 68. En témoigne la répression sans précédent par laquelle le pouvoir entend solder le mouvement des lycéens, et qui n'a entamé en rien leur volonté. Après avoir été menacés, injuriés, maltraités dans les commissariats, et finalement jetés devant les tribunaux, les lycéens revendiquent hautement la totalité de leur mouvement et appellent fermement à sa poursuite dès la rentrée prochaine. Une telle ténacité a le mérite de renouer avec le sérieux de la lutte politique, là où d'autres, depuis vingt ans, dissertent sur la décomposition et supposent le triomphe de la domination. Par leur mouvement, les lycéens montrent surtout que les véritables affrontements peuvent ressurgir là où on ne les attend pas et, ceci, sans prendre appui nécessairement sur un héritage critique, patiemment préservé et transmis. Partis d'un mouvement traditionnel contre la loi Fillon, c'est dans la lutte qu'ils ont non seulement acquis une haute conscience politique, mais découvert spontanément les formes d'organisation qui leur semblaient les plus appropriées[2Le plan de sécurisation de Villepin, autorisant la présence policière dans les établissements scolaires, a été un élément décisif de la radicalisation du mouvement.].Il reste que cette jeunesse, redoutée par tous les pouvoirs depuis mai 68 dès lors qu'elle manifeste son désir de liberté, aura vu accourir dans l'affolement tous les spécialistes de la confusion. Outre Finkelkraut et son infâme pétition sur le racisme anti-blanc, une revue d'une débilité affligeante a même été spécialement conçue pour défendre la révolte légitime de la jeunesse et la retourner vers une acceptation paisible des rapports marchands[3L'Alternatif, Le Premier journal de toute une génération.]

Par sa lutte exemplaire, le mouvement lycéen a formulé la seule réponse sérieuse au fatalisme qui gagnait la société ; il a redonné le goût de se battre. Il a été à l'initiative d'un nouvel élan politique dont les effets prometteurs, comme on vient de le voir avec le référendum, ne sont pas près de s'éteindre.

[1]Dernier refrain de cette litanie usée, l'essai des deux derniers lauréats de la promotion Michéa, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l'impuissance de la jeunesse d'aujourd'hui. À quand le relevé complet de la misère doctorante et des jeunes profs déjà vieux ?

[2]Le plan de sécurisation de Villepin, autorisant la présence policière dans les établissements scolaires, a été un élément décisif de la radicalisation du mouvement.

[3]L'Alternatif, Le Premier journal de toute une génération.