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Matériaux pour une reprise critique de la politique, de la démocratie et de l'histoire, aujourd'hui (suite et fin)

Il n'est pas de sauveurs suprêmes

Ni Dieu, ni César, ni tribun

Eugène Pottier, L'Internationale

Nous sommes en effet les seuls à penser qu'un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote ou même en présentant à propos nos suggestions. Car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l'action.

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, (Oraison funèbre prononcée par Périclès)

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Alors que le socialisme occidental, suivant l'exemple du parti social-démocrate allemand, tend depuis la fin du xixe siècle à s'intégrer progressivement au système de la vie politique moderne, éclate en 1905 la première révolution russe, fin annoncée de l'absolutisme tsariste et du système féodal séculaire sur lequel il s'appuyait. Perçue avant tout sur le moment par les occidentaux comme l'entrée de la Russie dans la modernité capitaliste, l'année 1905 voit pourtant l'apparition spontanée d'une nouvelle forme politique populaire appelée à jouer un rôle déterminant dans l'histoire des soulèvements du siècle :  le soviet ou conseil. Aspirant à réaliser la participation la plus large possible des individus à la vie publique par le biais de l'auto-souveraineté, les soviets venaient alors contredire, dans les faits, la croyance commune des classes dominantes et des socialistes d'alors à l'incapacité politique « naturelle » des classes populaires. Si les premières en effet ont constamment tenu le peuple comme un enfant capricieux auquel un encadrement paternaliste et autoritaire serait toujours nécessaire, les socialistes, sous la conduite de leaders professoraux de plus en plus éloignés des mouvements historiques réels, entendaient quant à eux se consacrer prioritairement à l'éducation du prolétariat et le préparer ainsi à tenir passivement son rôle historique futur. Bien que pour une énorme majorité de ses participants il n'existât aucun lien conscient entre les soviets et un modèle historique quelconque, ceux-ci retrouvaient néanmoins le vieil idéal de démocratie directe, idéal totalement ignoré par la Seconde Internationale, même s'il fut défendu en premier lieu par Proudhon, par Bakounine et par le Marx révisant ses positions jacobines à la suite de la Commune. Aussi, la naissance des soviets, en s'accordant pourtant au constat de Marx dans le Manifeste selon lequel l'émancipation des travailleurs serait l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, ne provoqua aucun changement majeur d'appréciations et de conduites chez les socialistes, exception faite d'Anton Pannenkoek et de Rosa Luxembourg.

Le caractère nouveau du soviet, à l'image de la Commune, est son accession à un statut politique plein et concret. Cela le distingue centralement des formes traditionnelles de gestion démocratique villageoise et des vieilles formes de propriétés communes des paysans (conseils de fabriques d'Ancien Régime, communaux, obchtchina russe, etc.…), des regroupements professionnels urbains, voire du simple comité de grève. Car là où ces formes traditionnelles n'ont jamais eu en charge qu'une autonomie administrative très limitée – autonomie coutumière concédée par un système plus vaste de coercition sociale, économique et politique –, le soviet, par sa prise en main de la totalité des affaires publiques, ne s'est pas réduit à un simple instrument de gestion, mais s'est posé de fait, face à l'État, comme l'organe révolutionnaire d'une démocratie entière, directe et fédéraliste. Et c'est sur l'oubli ou le mépris de cette dimension politique fondamentale que les réactions anti-industrielles actuelles, dans une confusion complète, peuvent fonder sur un communautarisme inspiré de formes anciennes, pauvres et limitées, le fantasme d'une vie sociale épanouie et libérée[1Nul doute que les idolâtres de l'exégèse marxiste ne ressortent ici la correspondance célèbre de Marx sur l'obchtchina adressée aux populistes russes et à Véra Zassoulitch. Dans ces lettres, le prophète se déclarait en 1881 « convaincu que cette commune est le point d'appui de la régénération sociale en Russie », ajoutant toutefois qu'une révolution à l'Ouest serait indispensable pour que la Russie s'épargne le passage par un développement économique « normal » et opérer ainsi un saut direct entre le monde féodal et la réalité socialiste. On sait le succès de ces points chez les bolcheviks, condamnant notamment toute tendance qui préconisait en 1917 de laisser d'abord la bourgeoisie assumer sa « tâche historique ». Les concessions énormes que firent dans les années 1880 Marx et Engels aux idées soutenues par les populistes russes, idées pourtant inconciliables avec leur propre doctrine, s'expliquent, comme l'a vu Korsch, par l'assurance alors partagée par beaucoup que la Russie ne suivrait pas les lois du développement capitaliste occidental. Si la suite leur a donné en partie raison, – Lénine et Staline se chargeant, à la russe, d'effectuer le passage de la Russie rurale au monde industriel, les conditions décrites par Marx ne furent néanmoins jamais remplies, ni avant, ni pendant, les révolutions de 1905 et de 1917. Pour connaître ainsi l'impact très faible de l'obchtchina et du mir dans l'impulsion et la direction des révolutions russes, voir l'ouvrage remarquable d'Anweiler, Les soviets en Russie 1905-1921.].

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La démocratie est l'enjeu politique central du siècle qui s'ouvre par le massacre de masse de 14-18. C'est par rapport à elle que tous les régimes et nouvelles contestations vont se définir désormais. La guerre, qui fut un immense laboratoire pour de nouvelles donnes socio-économiques, bureaucratiques, techniques, consacre simultanément la mort définitive du libéralisme historique, du positivisme républicain né en 1848, de la social-démocratie. Son déroulement et ses suites, à partir de 1917, deviennent la matrice de régimes étatiques radicalement nouveaux : léninisme puis stalinisme, fascisme, nazisme… Inconnue du xixe siècle, la violence inouïe et fondatrice de la guerre va marquer ainsi le début d'une brutalisation extrême des affrontements politiques autour de quatre larges tendances idéologiques : celle qui, assimilant la démocratie au libéralisme politique, entend la détruire et la dépasser au nom d'une communauté nationale exclusive ou de la race ; celle qui, via le marxisme-léninisme et le stalinisme, reprenant la tradition plus ancienne du dépassement de toute vie politique par la réalisation achevée de l'égalité sociale, entrevoit, depuis la Révolution de 1917, un passage possible vers le monde socialiste ; celle qui, dans la nécessité de masquer une réalité oligarchique, présente le système représentatif et la puissance de l'État comme les gardiens d'une expression achevée de toute vie démocratique ; celle qui enfin, au nom même de la démocratie, recherche le dépassement des formes représentatives et bureaucratiques, qu'entraînent toute puissance d'État. Quoique l'histoire globale du siècle depuis la Seconde Guerre mondiale tourne exclusivement autour de l'affrontement entre « monde démocratique » et « totalitarismes », selon le consensus historiographique libéral et républicain, c'est bien la tendance appuyant l'idéal d'une démocratie directe qui, à chaque soulèvement de masse d'importance, de 1917 à 1968, a vu ses aspirations effrayer les diverses dominations d'État. Et c'est ce même idéal – alors que « l'ogre rouge » est enterré et que les figures de l'islamiste et du terroriste, malgré les efforts décuplés du spectacle, n'obtiennent pas tous les succès escomptés –, qui revient hanter aujourd'hui avec insistance les insomnies anxieuses du colosse bureaucratique mondial aux pieds d'argile.

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L'affrontement à mort, au sein du mouvement révolutionnaire de 1917, entre tendances démocratiques et tendances bureaucratiques, illustre le principe qui veut qu'une « démocratie qui ne s'effectue pas pleinement n'est pas une démocratie ». Dès lors que la source du pouvoir ne se trouve plus dans le peuple mais se voit confisquée, en son nom, par une assemblée, des partis, une dictature, la démocratie n'est plus que l'arme centrale du mensonge dans la langue polluée de l'ennemi. De sorte que, si le conflit entre système moderne des partis et organes révolutionnaires d'un gouvernement autonome est bien au cœur même de la modernité, l'usure complète du premier, sa perte grandissante de légitimité au cours du siècle, ramènent lentement au jour les souvenirs enfouis des seconds.

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Née de la guerre, la révolution russe de 17 voit, face à l'effondrement total de l'appareil d'État tsariste, l'extension du pouvoir populaire autonome organisé en soviets, désormais structures de base du mouvement révolutionnaire. Cependant, entre les institutions fondées par les socialistes, c'est-à-dire le pouvoir que partis et syndicats s'attribuaient et ce même pouvoir populaire, le conflit était inévitable. Avant même la prise du pouvoir central par les bolcheviks en Octobre, s'est déroulé ainsi le premier grand affrontement du siècle entre tendances bureaucratiques et tendances démocratiques du mouvement révolutionnaire, affrontements qui se reproduiront dans l'Allemagne et l'Italie de 1918-1919, dans la Hongrie de 1920, dans l'Espagne de 36… À l'opposé total de sa doctrine sur la primauté du parti dans la diffusion d'une conscience révolutionnaire et dans la direction du mouvement, le coup de bluff tactique de Lénine, avant Octobre, est de soutenir alors inconditionnellement les soviets, et ce non seulement contre les autres familles socialistes hostiles aux soviets jusqu'en septembre 17, mais aussi contre ses propres troupes[2Résumé par le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets » que Lénine ne cessera de claironner alors à des bolcheviks abasourdis. Quand on connaît le dressage idéologique auquel ces derniers étaient soumis, on peut comprendre une réaction incapable de discerner, derrière une adhésion totale, la trahison qu'elle préparait vis-à-vis du mouvement révolutionnaire.]. Comme il le reconnaîtra par la suite, les soviets ne furent qu'un « tremplin » pour la prise du pouvoir, « une courroie de transmission » (Staline) destinée à assurer de manière définitive la primauté politique et idéologique du marxisme-léninisme sur l'ensemble du mouvement révolutionnaire. Si Octobre fut ainsi largement soutenu par les soviets qui voyaient alors les bolcheviks comme leurs meilleurs alliés pour le renversement du gouvernement en place, le coup de force opéré par Lénine ne tarda pas à sonner le glas pour toutes les formes populaires d'institutions autonomes, fin que l'écrasement de Cronstadt par Trotsky en 1921 consacrerait. Octobre 17 fut donc bien le passage sans retour d'un communisme démocratique à un communisme bureaucratique, passage qui portait en germe tous les futurs aspects de l'absolutisme bureaucratique stalinien. Bien qu'accompagné de l'élimination systématique de toute opposition, ce processus de bureaucratisation est issu toutefois d'un double mouvement. La colonisation complète des soviets commandée d'en haut par le parti rencontra, pour mieux se renforcer, un phénomène de bureaucratisation spontanée provenant d'une base de milliers de néo-militants majoritairement ignorants des doctrines bolcheviques mais désireux de ne plus retourner aux champs ou à l'usine en s'instaurant, de facto, comme les représentants inamovibles des ouvriers et des paysans[3Sur ce point crucial, voir ce que Ferro, dans un ouvrage majeur, nomme « bureaucratisation par le haut » et « bureaucratisation par le bas ». Des soviets au communisme bureaucratique.]. Si les bolcheviks portent donc une responsabilité majeure dans l'écrasement des aspirations démocratiques de la révolution, celle-ci n'est pas non plus unique. Les milliers d'adhésions qu'enregistre ainsi le parti à la suite d'Octobre traduisent en grande partie la volonté de bureaucrates en herbe d'exercer à temps plein le nouveau pouvoir qu'ils instauraient et que le parti sanctionna, le tout formant en très peu de temps le nouveau groupe social des apparatchiks.

De 1917 à 1936, l'écrasement complet de toutes les tendances révolutionnaires démocratiques réalisées par l'alliance objective des nouveaux maîtres du prolétariat (staliniens) et des forces politiques bourgeoises accompagne l'explosion puis la prise de pouvoir des mouvements révolutionnaires de droite. Fascisme et nazisme ont pu prospérer sur cette défaite, tout en tenant communisme et régimes parlementaires comme leurs ennemis principaux. Loin toutefois de servir de rempart au capitalisme contre l'imminence d'une révolution, selon la vulgate marxiste courante, les mouvements et les régimes établis à Rome et Berlin donnent bien naissance à un phénomène politique radicalement nouveau, phénomène apparu avec le marxisme-léninisme bien que ce dernier puise à des sources idéologiques et historiques totalement opposées. Fascisme et nazisme se sont voulus ainsi des réponses à la crise historique majeure que rencontrait le continent européen depuis la guerre de 14-18. Le succès idéologique rencontré à tous les niveaux de la hiérarchie sociale par des régimes qui, après la seconde guerre mondiale, prendront figures de mal absolu, cache donc mal le fait que leur victoire politique a été vécue sur le moment comme un espoir. Rien n'est donc plus erroné de faire seulement de ces régimes la bouée de sauvetage d'une classe bourgeoise aux abois convertie d'un seul chef aux vertus de l'ordre conservateur. Comme Staline, Hitler et Mussolini représentent plutôt l'émergence de leaders plébéiens, à mille lieux des conservateurs traditionnels pétris de mépris aristocratique et hautain à l'égard des foules dans la lignée de Maistre, conservateurs qu'ils haïssaient en prétendant les remplacer par une élite politique nouvelle. Leur critique des Lumières et leur apologie de l'inégalité ne regardent pas non plus vers le passé. Ils ont abandonné le pessimisme des réactionnaires, avec leur culte de la tradition et leur rejet de la société industrielle pour adopter la modernité et la technologie[4Ces caractères généraux distinguent centralement fascisme et nazisme des régimes dictatoriaux de l'Espagne et du Portugal. En Espagne, Franco établit un régime autoritaire de type traditionnel, appuyé essentiellement sur l'armée, les grands propriétaires terriens et l'Église.]. Fascisme et nazisme supposent en effet une société de masse, urbaine et industrielle ; ils sont nés de la nationalisation des masses dont la Première Guerre Mondiale a été un accélérateur puissant, masses qu'ils ont soumises en les encadrant et les mobilisant dans le but d'une communion et d'une catharsis spectaculaire, aux antipodes des foules révolutionnaires du siècle précédant qui possédaient encore une dynamique propre en revendiquant un rôle politique sur la scène de l'histoire.

Ce que la philosophie politique a ainsi appelé, faute de mieux, régimes « totalitaires », tente bien de saisir les caractères de régimes jusqu'alors inconnus historiquement. Si entre stalinisme, nazisme et fascisme, les différences sont toutefois trop grandes pour tenir sous une seule étiquette –nazisme et fascisme, au nom de la nation et de la race, proclamant leur intention d'en finir définitivement avec les Lumières en déployant une contre-rationalité d'ordre mythique et guerrière, léninisme et stalinisme se voulant les seuls héritiers légitimes de la Révolution française et de l'idée de progrès en se donnant, au nom d'une classe, des buts universalistes-, les trois régimes participent néanmoins d'une même destruction pratique du politique. C'est pourquoi les régimes totalitaires ne sont pas les lieux du tout politique mais ceux de son anéantissement total (Arendt). Là, sous l'effet d'une recomposition complète de la société civile, individus et groupes sont broyés, absorbés, dissous dans l'État et le Parti. Et c'est cette même destruction de toute vie politique commune aux trois régimes, qui devait, sans surprise, se transformer en un véritable phénomène religieux, avec ses promesses eschatologiques, ses rituels, ses icônes et ses fidèles priés, lors des grandes messes, de communier dans la grandeur et la puissance des sauveurs.

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La seconde guerre mondiale commence en 1936 en Espagne, pays alors désigné, à l'instar de la Turquie, comme « l'homme malade de l'Europe ». Là, en une répétition générale, s'est déroulé le premier affrontement général et direct entre les quatre tendances décrites précédemment. Plus que le folklore auquel on la réduit encore aujourd'hui –vaillants anarchistes de Barcelone et belliqueux hidalgos sortis de l'ombre des cathédrales castillanes s'affrontant en un duel typiquement ibérique-, l'Espagne de 36 a cristallisé avant tout le drame de la modernité politique du siècle. Révélateur sanguinaire des tensions issues du mélange des espoirs et des craintes européennes provoquées par l'approche, après 14-18, d'un nouveau bouleversement, le labyrinthe espagnol a vu s'entremêler, à tous les niveaux de la société, révolution et contre-révolution, et ce, bien au-delà des catégories manichéennes dessinées par la propagande de chaque camp : mythe franquiste de l'Espagne éternelle et mythe anarchiste d'un paradis libertaire un temps approché se répondent ainsi en laissant au second plan la dimension internationale du conflit.

Ainsi, après avoir caressé l'idée, vite avortée, d'instaurer un fascisme véritable en Espagne contre les ambitions conservatrices du franquisme jugées puériles et archaïques, fascistes et nazis, s'engagèrent avant tout pour tester la détermination des régimes parlementaires et faire du conflit le laboratoire de nouvelles techniques guerrières[5Le bombardement aérien de Guernica inaugure la tactique de démoralisation des civils poursuivis par les nazis sur Londres en 1940 et repris ensuite par les alliés pour faire plier l'Allemagne et le Japon.]. Pour la patrie du socialisme et son nouveau dieu, l'enjeu espagnol fut encore plus vital. Rompant avec la tactique désastreuse de la « classe contre classe » qui avait notamment permis, en Allemagne, la victoire électorale des nazis en faisant des sociaux-démocrates les principaux ennemis du communisme, Staline recherchait maintenant l'alliance de la France et de l'Angleterre contre le péril hitlérien. Ce faisant, en soutenant la République espagnole, il s'attirait non seulement les grâces de Londres et Paris qui ne s'engagèrent jamais officiellement dans le conflit, mais surtout, pouvait régler librement, selon ses méthodes, le problème qui, par-dessus tous les autres, demeurait le plus périlleux pour son régime : l'existence même d'une révolution soutenue par une majorité de tendances étrangères et hostiles aux dogmes staliniens (trotskystes, anarchistes, partisans autogestionnaires d'une démocratie sociale et directe…).

Avec la victoire en Espagne des franquistes sur les républicains et la liquidation concomitante par Moscou de toutes les forces radicales de gauche anti-staliniennes, la signature du pacte germano-soviétique et la déclaration de guerre, l'année 1939 marque donc un tournant majeur dans les affrontements nés de 14-18. Placé au centre des débats idéologiques jusqu'à l'effondrement de l'URSS, le conflit entre « monde libre » et « sociétés totalitaires » va polariser désormais la majorité des engagements, d'abord durant la guerre comme affrontement entre alliés, fascistes et nazis, ensuite, avec la disparition des deux derniers, comme opposition entre deux systèmes où le nom de démocratie devient, de chaque coté, le paravent idéologique d'une quête impérialiste. Quant à la tendance radicale, démocratique, sociale et anti-bureaucratique, écrasée en 1939, il lui faudra 17 années pour resurgir, à Budapest, comme spectre oublié d'un danger commun aux deux systèmes, spectre se posant et se connaissant désormais comme ennemi principal de toute forme de domination étatique moderne.

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En 1945, la bipolarisation du monde entre domination américaine et russe née des ruines du continent européen consacre, jusqu'à la mort de Staline, l'apogée de la puissance idéologique et politique du stalinisme sur la majorité des forces de gauche mondiales. Malgré les mensonges proférés, les revirements opérés au nom des « conditions objectives » et d'une « nécessité historique » impénétrable au fidèle de base, malgré, enfin, les purges successives contre les hérétiques pour assurer la survie de l'orthodoxie de plomb instaurée par le dieu sanglant du Kremlin, le régime stalinien sortait de la guerre auréolé des prestiges de grand vainqueur, de promoteur de l'égalité sociale et de seul défenseur de la démocratie : la Russie « trompe et ment : c'est une fantasmagorie, un mirage, c'est l'empire de l'illusion, un crescendo de mensonges, de faux-semblants, d'illusion (…). Elle offre, dans l'histoire, l'unique exemple d'un immense empire qui, même après des réalisations d'envergure mondiale, ne cesse d'être considéré comme une affaire de croyance et non de fait. » (Michelet).

Le fait majeur de l'époque se déroule pourtant en Occident. Sous l'impulsion de son centre situé depuis les années 30 aux Etats-Unis, les transformations globales qui affectent le capitalisme vont offrir au modèle bureaucratique russe et à sa négation de toute vie politique, une alternative moins grossière et mieux adaptée à la nouvelle donne des temps. Ayant en effet tiré les leçons de la crise de 1929 en s'appuyant sur une intervention étatique toujours plus poussée dans les domaines économiques et sociaux, la classe dirigeante occidentale accepte désormais, via le keynésianisme, les bienfaits procurés par une bureaucratisation partielle de la production. Cette bureaucratisation relègue simultanément au panier les vieilles craintes libérales pour qui toute socialisation de la production était synonyme de socialisme, et le marxisme qui tenait le capitalisme pour incapable de supporter des concessions sociales d'importances. La bureaucratisation du capitalisme est ainsi le résultat d'un compromis entre, d'une part, un siècle et demi de luttes de classe en faveur de l'égalité, et d'autre part, la volonté des politiques capitalistes de contrôler et de se soumettre désormais l'ensemble de la vie sociale. Tenue comme sa réponse à tout, la bureaucratisation est dès lors devenue la logique même du système. Ainsi, dans le domaine de la production, en vue d'assurer une « rationalisation » et une hiérarchisation extrême du travail, l'apparition d'un appareil bureaucratique devenu centre de pouvoir principal dans l'entreprise, constituera pour des classes moyennes à leur tour massivement soumises au salariat, le lieu principal avec le fonctionnariat d'État de sa reconversion sociale d'après-guerre. Au niveau de l'État, appareil bureaucratique le plus ancien, le gonflement extraordinaire des fonctions et des personnels liés à son intervention croissante dans les secteurs sociaux et économiques, va renforcer comme jamais sa primauté dans l'organisation et la maîtrise d'un jeu politique où, quels que soient les principes idéologiques des forces admises à table (partis, syndicats), la remise en cause même de son existence était devenue pur blasphème. Enfin, dans les organisations politiques et syndicales, le processus de bureaucratisation déjà bien en place dans les organisations d'inspiration marxistes-léninistes, va conduire ces forces à maintenir le prolétariat à l'intérieur du système d'exploitation et de domination, d'en canaliser la lutte vers son aménagement et non plus vers sa destruction et son dépassement[6En France, l'exemple abouti de cette alliance objective entre forces d'États et organisations politiques demeure les rapports entretenus entre le PCF et de Gaulle. Selon les exigences du moment, chacun pouvait ici accuser l'autre de tous les maux pour, concrètement, toujours mieux se soutenir et renforcer l'équilibre créé. Ce que la diplomatie des années 50 a nommé « Guerre froide » relève également de la même logique.]. Renforcé enfin par un capitalisme axé sur la consommation de masse –nouveauté qui donnait aux analyses de Marx sur la mystique de la marchandise une réalité vécue de tous-, ce processus général de bureaucratisation pouvait dès lors produire ses meilleurs effets de neutralisation politique. À l'opposé du monde stalinien, il n'était en effet plus besoin d'user ici de la terreur pour briser les oppositions, car en se centrant de façon beaucoup plus rentable autour d'une manipulation de masse pacifique et d'une mise en spectacle de tout conflit, la vie sociale, cantonnée au seul confort de la sphère privée, garantissait, sur le plan public, une forme généralisée d'apathie[7Sans surprise, cette période de bouleversements majeurs constitue aujourd'hui un âge d'or pour les franges majoritairement étatistes de l'altermondialisme. Élevées et nourries par l'État, ces dernières se désolent de la désaffection prononcée de ce dernier à leur égard, désaffection qui, pour l'État, ne marque pas une volonté de rompre avec un processus bureaucratique qu'il sait indispensable au fonctionnement du système, mais relève, principalement, de contraintes financières.]. Le monde entrevu un siècle plus tôt par Tocqueville prenait maintenant forme : ici, la force sociale de la classe moyenne, loin de disparaître comme l'envisageait Marx et ses répétiteurs endoctrinés, ne faisait au contraire que grandir, promouvant partout sa passion dominante, celle du bien être et de l'abondance matérielle comme formule unique du bonheur en faisant de la vie publique un vaste théâtre d'où, quelques hommes, au nom d'une foule de spectateurs inattentifs ou ennuyés, parlent et agissent seuls, changent les lois et tyrannisent, à leur gré, mœurs et comportements au milieu d'une immobilité universelle.

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Dans le ciel serein d'un monde assuré de sa puissance bureaucratique et de ses réussites économiques, le coup de foudre de Mai 68 marque le surgissement, sur un espace public cadenassé, de subversions nouvelles dans le fond comme dans la forme. Mai est la première grande révolte moderne contre l'ordre bureaucratique et capitaliste instauré depuis l'après-guerre. Elle s'est attachée à la dissolution de l'ordre bureaucratique, de sa « rationalisation » technique, de sa hiérarchisation planifiée des rôles sociaux et du jeu huilé de sa vie politique, En cela, sa plus grande victoire se mesure encore aujourd'hui à ce que toutes les positions réactionnaires, quels que soient leurs bords, lui reprochent le plus amèrement : celle d'avoir ruinée la confiance d'un monde. En Mai, par un déplacement symbolique de toutes les valeurs établies sur la carte des circonscriptions idéologiques, sociales et politiques, tracées en angles droits par les géographes du pouvoir, toutes les formes de légitimités instituées se sont vues ainsi déshabillées et ramenées à la nudité de leur mensonge. L'ivresse lyrique n'a évidemment pas manqué sur cette nouvelle île d'utopie, là où, durant quelques jours, barrières sociales et pouvoir d'État semblaient effondrés. Prise de parole permanente, travestissement des rôles, rencontres multiples, comportements libérés des vieilles entraves morales, ont toutefois disqualifié pour toujours la rigidité et l'ennui que secrètent, en Occident, un monde qui dépassait depuis peu le stade des formes traditionnelles de survies. L'esprit de Mai, dont les sources vives puisent à la rencontre des apports de l'avant-garde artistique (dadaïsme, surréalisme) et de la renaissance, dans les années 50, d'un marxisme critique, celui de Socialisme ou Barbarie, des travaux d'Henri Lefebvre et de l'Internationale Situationniste, a pu retrouver ainsi, non sans une grande ingénuité politique, les idéaux enfouis de la démocratie directe. Rejetant État, partis, syndicats, démocratie représentative, identifiés comme rouages d'une domination qui se félicitait déjà de pouvoir régner éternellement, la révolte de Mai buta pourtant sur le problème central qui affecte toute crise majeure : celui de l'affirmation même d'un pouvoir qui, face à la décomposition des anciennes forces instituées, doit, à son tour, trouver les moyens de s'institutionnaliser. Si les conditions furent alors finalement loin d'offrir une telle opportunité – partis, syndicats et État, retrouvant rapidement les moyens d'exercer leurs fonctions de retour à l'ordre –, la plupart de ses acteurs tombèrent néanmoins dans une confusion funeste pour la suite : celle qui consistait notamment à assimiler la question du pouvoir, se posant à tous de façon cruciale au plus fort moment de la crise, avec ses vieilles solutions marxistes-léninistes ou étatistes, légitimement condamnées depuis le début. Outre donc le fait d'avoir soulevé le voile des mensonges du bonheur bureaucratique, Mai 68 et ses suites éclatées des années 1970, ont légué à l'avenir, par leurs limites mêmes, la leçon d'un problème capital : que toute contestation, tout pouvoir nouveau, même s'ils ne tirent leur efficacité que d'une stricte opposition au pouvoir dominant, détiennent immédiatement une portée politique. Aussi, en laissant entière sur le moment la question des moyens d'action, en n'analysant pas assez les forces en jeu, bref, en récusant seulement les organismes qui encadraient les puissances réelles du pays sans parvenir à en construire d'autres selon les principes de démocratie directe adoptés par la majorité des comités d'occupations, le mouvement né de Mai ne laissa par la suite d'options qu'entre une utopie évanescente ou un « réalisme » conservateur. Il se disloqua alors rapidement en miettes protestataires pour devenir l'occasion de quelques réformes, le thème d'une littérature, la source d'un cynisme aujourd'hui triomphant et, sur ses franges extrêmes, la tentation désespérée du terrorisme ou d'un anarchisme de desperado dont Victor Serge, naguère, avait su lucidement dénoncer le mythe et le processus de désagrégation.

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Parmi toutes les contestations ouvertes par Mai 68, la critique écologiste demeure, avec l'émancipation des femmes, le phénomène politique majeur de ces dernières décennies. Conçue comme une attaque globale du mode de production capitaliste et de ses bienfaits consuméristes, modèles largement soutenus par une gauche étatiste et productiviste, l'écologie radicale, devant l'exploitation désastreuse de la nature, fut donc loin à ses débuts de se réduire à ce lobby gouvernemental de défense de l'environnement à quoi elle ressemble aujourd'hui. Très en pointe dans les années 1970, les mouvements écologistes, n'ont pourtant pas su éviter les deux dérives qui, dès leur naissance, les menaçaient fortement : celle d'un conservatisme renouvelé et d'un celle d'un scientisme mâtiné d'espoirs eschatologiques.

La première dérive, à l'instar des pensées contre-révolutionnaires et de certains courants romantiques nés d'une opposition au monde instauré par la Révolution française, était contenue dans l'utopie même que l'écologie, dès le début, entendait soutenir. Partie en effet d'une opposition farouche au monde industriel afin de promouvoir une spiritualité nouvelle et refonder, autour de relations autonomes et égalitaires, des rapports communautaires respectueux de la nature, elle se révélait être, en négatif, le produit même de ce monde. Apparue avec la modernité, et réduite à n'être qu'un simple supplément d'âme au monde urbanisé et industrialisé qui l'avait vu naître, la plupart des courants radicaux de l'écologie vont alors s'enfermer dans une contestation où la nature, pivot central de toute la théorie, perdait tout lien dialectique avec la critique sociale et politique de la fin des années 1960, critique avec laquelle elle avait fourbi ses premières armes. En témoignent : les confusions permanentes entretenues entre conceptions organiques du monde naturel comme les vivent les sociétés primitives et conceptions « rousseauistes » ou romantiques, sources de l'imaginaire du mouvement ; les assimilations abusives entre vie traditionnelle des paysans et « vie naturelle » ; l'incapacité, face à un processus industriel perçu comme le mal absolu, de parler un autre langage que celui de la survie; la recherche, dans la nature elle-même, d'un état social prédéterminé dont il faudrait se rapprocher au plus vite; la quête obsessionnelle, enfin, dans le monde rural ou dans un passé préindustriel, d'un repoussoir de l'industrialisation, repoussoir qui créait un fantastique réservoir de fantasmes où la modernité même du mouvement se voyait repoussée pour retrouver les accents de la vieille réaction, voire, dans le cas de la Deep Ecology, ceux d'une pensée d'extrême droite[8Ici, l'amour de la nature ne fait que cacher la haine des hommes.].

La dérive scientiste quant à elle, conduisit à établir un rapport à la science similaire à ce que le socialisme « scientifique » de Marx et Engels avait créé un siècle plus tôt. L'Écologie reproduisait donc l'erreur de croire qu'un combat fondé sur la science était capable, en tant que tel, non seulement de livrer des solutions applicables dans l'ordre politique et social, mais de fournir également, en pôle inversé du triomphalisme positiviste, un ensemble de preuves tangibles à une vision de l'avenir saturée de frayeurs apocalyptiques où l'imminence des catastrophes prenait le sens d'une rédemption générale[9Cette assurance de fin du monde garantie scientifiquement a trouvé sa plus forte expression dans l'idée que la terreur de l'an Mil, irrationnelle car d'inspiration religieuse, n'avait aujourd'hui plus rien d'une absurdité. Entre des catastrophes bien réelles et le sentiment que le monde touche à sa fin, le dévot moyen n'aperçoit évidemment aucune différence ; et dans cette confusion, que tout cela soit à la finale garanti par les Écritures, le Grand turc ou Dalida, c'est encore et toujours les curés qui la ramènent…].

La critique générale des modèles politiques et sociaux adossés à un mode de production ruineux à plus ou moins long terme est la base irréductible qui rattache l'écologie à la modernité. Il lui faut donc désormais reconnaître dans cette dernière un de ses apports historique les plus précieux : la maîtrise partielle de forces naturelles autrefois souveraines et impitoyables aux hommes. L'écologie doit poser au centre même de son combat le rapport dialectique qui lie libération matérielle et libération de l'histoire humaine.

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L'effondrement de l'Empire stalinien et la nouvelle guerre de Trente ans déclarée par le pouvoir à la suite des peurs et humiliations subies depuis le choc de Mai 68, sont les deux faits majeurs d'une époque qui finit à peine de troquer ses promesses de bonheur contre une défense stricte et cynique de l'ordre existant. Mélange inédit de recettes économiques libérales avec les moyens d'une puissance étatique convertie, suivant les alternances gestionnaires, à un modernisme de pacotille ou aux bienfaits des antiques vertus réactionnaires de la religion et de la morale [10Les intellectuels branchés de la réaction actuelle n'en finissent plus de tartiner page sur page pour nous convaincre qu'avec la Gay Pride ou l'opération Paris-plage c'est la notion même de modernité qui se voit définitivement condamnée. On trouve en effet la modernité là où on peut : Beidbegger contre Murray, Technikart contre Le Figaro, par exemple… La stérilité de ces fausses oppositions ramène à la même impasse que celle où végètent, depuis des années, technophiles et technophobes.] –, cette reprise en main générale opérée dès le milieu des années 70 s'est, à la fin des années 80, renforcée des profits matériels et idéologiques issus de la disparition, à l'Est, du modèle soviétique. Si le triomphe de l'oligarchie libérale sur son « ennemi » séculaire s'est, dans l'ivresse de la victoire, paré ainsi des proclamations les plus assurées (victoire définitive du modèle représentatif occidental, fin de l'histoire…), peu saisirent pourtant que son triomphe même permettait désormais le retour au premier plan d'une contradiction tout aussi fâcheuse pour sa légitimité, contradiction qui, en dehors des moments révolutionnaires du siècle, demeurait, depuis 1945, masquée par le spectacle du conflit mondial entre les deux blocs. Ainsi, en perdant à travers l'URSS son meilleur faire-valoir idéologique, l'oligarchie régnante retrouvait à nouveau le conflit non résolu de la modernité politique et sociale né des révolutions américaines et françaises. C'est donc par un retour moins inattendu qu'il n'y paraît que l'affrontement entre partisans de l'oligarchie actuelle et partisans de la démocratie directe tient désormais en alarme l'actuelle domination mondiale. En perte totale de légitimité, cette dernière est ainsi contrainte de réveiller par des gesticulations bureaucratiques et médiatiques renouvelées toute forme de civisme spectaculaire (appel à la démocratie locale, conférences de citoyens[11Sans aucun doute le terme politique le plus à la mode de ces dernières années, c'est-à-dire le plus vide de sens à l'égard d'une réalité étatique cherchant constamment à cloisonner tout espace public nouveau.],etc.) ou de brandir la menace d'un chaos terroriste développé en partie par ses soins sans jamais pouvoir dépasser la contradiction logée au fondement même de sa puissance : l'existence de l'État, d'une bureaucratie surpuissante et du système des partis, comme négations d'une vie politique et démocratique réelles. Par là, la Révolution Française continue. Les vieux propriétaires idéologiques (marxistes-léninistes, staliniens) de toute une histoire révolutionnaire à présent disparus, la modernité politique et sociale née en 1789 peut de nouveau livrer ses armes à des partisans dégrisés.

Les trésors perdus de la tradition révolutionnaire sont en passe d'être redécouverts.

Épilogue

Par le rappel de quelques évidences politiques et la critique, à travers deux siècles d'histoire occidentale, de principes radicaux déniant au politique une autonomie relative propre, nous n'avons nullement eu l'intention dans ces Matériaux d'offrir de nouvelles idoles devant lesquelles se prosterner. Tout au contraire, le problème majeur du mouvement révolutionnaire est à nos yeux d'avoir, tout en ne cessant pas de proclamer hautement son athéisme, permit le retour d'une forme inédite de foi : foi centrée principalement sur la toute puissance du politique ainsi que sur l'assurance d'avoir pour soi le fin mot de l'Histoire. Aussi, bien plus que les théories sociologiques ou philosophiques qui font du perfectionnement du contrôle technique et d'une aggravation de l'aliénation l'explication de l'apathie politique des sociétés modernes, nous pensons que c'est la mort même des vieux dogmes idéologiques qui plonge pour un temps encore dans le désarroi ceux qui, combattant hier l'injustice et le scandale du monde, pouvaient, « sujet historique » aidant, se rassurer à l'idée toute chrétienne d'un avenir entièrement dévolu à leurs attentes. Tout cela est maintenant ruiné ; et c'est heureux… Notre pari commence là où, pour les autres, ordinairement tout se termine : après la liquidation des illusions et des croyances.

L'Histoire est tragédie. Voilà ce qui s'impose à ceux qui, avec le positivisme et l'hégéliano-marxisme, croyaient avoir découvert les chemins secrets par où se dirige l'humanité. Dans cette pièce aux actes infinis, les hommes ne sont pas néanmoins des pantins articulés, simples jouets d'un destin. Sans doute, les hommes ne savent pas l'histoire qu'ils font pour reprendre la formule de Marx, mais eux seuls peuvent la faire ; et c'est ici que la politique, en tant que domaine par excellence du choix, donc de la liberté, retrouve toute sa force et sa grandeur. Affirmer ainsi son rôle central dans la conduite des affaires humaines n'est pas lui accorder cette surpuissance que les régimes « totalitaires », pour le pire, vénéraient en elle. C'est plutôt souligner que les questions sociales et économiques – elles aussi traversées constamment par des choix et des orientations politiques particulières –, sans perdre leur importance cruciale dans l'analyse du capitalisme contemporain, ne sauraient plus pour autant se poser comme les clefs uniques d'une reprise radicale. On cherche encore ici ce que la lutte des classes peut dire, sinon en tombant dans une caricature imbécile et déjà vue, de phénomènes comme le nationalisme ou la l'extermination des juifs par exemple… Qui recherche l'égalité sans se soucier de la liberté, qui parle de sauvegarde de la nature en oubliant l'émancipation humaine, est un borgne dangereux…

La politique ne plane pas non plus au-dessus de son temps. Nous prenons ainsi fait et cause pour la démocratie directe, non seulement parce qu'elle est inscrite, avec la question sociale, au cœur même de la modernité, mais, surtout, parce qu'elle seule permet d'accorder à tous une liberté, essence même de l'homme, jusque-là réservée à quelques uns. Une nouvelle course de vitesse est engagée contre les pouvoirs dominants sur ce point central ; si ces derniers tendent ainsi à se diriger vers un contrôle accru des sociétés, tous, quelle que soit la nature réelle du régime qu'ils occupent (oligarchie représentative, dictature…), se réclament désormais de la démocratie et de la souveraineté populaire, et ce sans avoir d'autres choix de légitimité publique. Loin des vanités littéraires et de la pureté radicale, une des tâches révolutionnaires les plus urgentes est de ramener au jour ce que les mensonges dominants enferment dans l'ombre depuis 1789.

Philippe Garrone

[1]Nul doute que les idolâtres de l'exégèse marxiste ne ressortent ici la correspondance célèbre de Marx sur l'obchtchina adressée aux populistes russes et à Véra Zassoulitch. Dans ces lettres, le prophète se déclarait en 1881 « convaincu que cette commune est le point d'appui de la régénération sociale en Russie », ajoutant toutefois qu'une révolution à l'Ouest serait indispensable pour que la Russie s'épargne le passage par un développement économique « normal » et opérer ainsi un saut direct entre le monde féodal et la réalité socialiste. On sait le succès de ces points chez les bolcheviks, condamnant notamment toute tendance qui préconisait en 1917 de laisser d'abord la bourgeoisie assumer sa « tâche historique ». Les concessions énormes que firent dans les années 1880 Marx et Engels aux idées soutenues par les populistes russes, idées pourtant inconciliables avec leur propre doctrine, s'expliquent, comme l'a vu Korsch, par l'assurance alors partagée par beaucoup que la Russie ne suivrait pas les lois du développement capitaliste occidental. Si la suite leur a donné en partie raison, – Lénine et Staline se chargeant, à la russe, d'effectuer le passage de la Russie rurale au monde industriel, les conditions décrites par Marx ne furent néanmoins jamais remplies, ni avant, ni pendant, les révolutions de 1905 et de 1917. Pour connaître ainsi l'impact très faible de l'obchtchina et du mir dans l'impulsion et la direction des révolutions russes, voir l'ouvrage remarquable d'Anweiler, Les soviets en Russie 1905-1921.

[2]Résumé par le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets » que Lénine ne cessera de claironner alors à des bolcheviks abasourdis. Quand on connaît le dressage idéologique auquel ces derniers étaient soumis, on peut comprendre une réaction incapable de discerner, derrière une adhésion totale, la trahison qu'elle préparait vis-à-vis du mouvement révolutionnaire.

[3]Sur ce point crucial, voir ce que Ferro, dans un ouvrage majeur, nomme « bureaucratisation par le haut » et « bureaucratisation par le bas ». Des soviets au communisme bureaucratique.

[4]Ces caractères généraux distinguent centralement fascisme et nazisme des régimes dictatoriaux de l'Espagne et du Portugal. En Espagne, Franco établit un régime autoritaire de type traditionnel, appuyé essentiellement sur l'armée, les grands propriétaires terriens et l'Église.

[5]Le bombardement aérien de Guernica inaugure la tactique de démoralisation des civils poursuivis par les nazis sur Londres en 1940 et repris ensuite par les alliés pour faire plier l'Allemagne et le Japon.

[6]En France, l'exemple abouti de cette alliance objective entre forces d'États et organisations politiques demeure les rapports entretenus entre le PCF et de Gaulle. Selon les exigences du moment, chacun pouvait ici accuser l'autre de tous les maux pour, concrètement, toujours mieux se soutenir et renforcer l'équilibre créé. Ce que la diplomatie des années 50 a nommé « Guerre froide » relève également de la même logique.

[7]Sans surprise, cette période de bouleversements majeurs constitue aujourd'hui un âge d'or pour les franges majoritairement étatistes de l'altermondialisme. Élevées et nourries par l'État, ces dernières se désolent de la désaffection prononcée de ce dernier à leur égard, désaffection qui, pour l'État, ne marque pas une volonté de rompre avec un processus bureaucratique qu'il sait indispensable au fonctionnement du système, mais relève, principalement, de contraintes financières.

[8]Ici, l'amour de la nature ne fait que cacher la haine des hommes.

[9]Cette assurance de fin du monde garantie scientifiquement a trouvé sa plus forte expression dans l'idée que la terreur de l'an Mil, irrationnelle car d'inspiration religieuse, n'avait aujourd'hui plus rien d'une absurdité. Entre des catastrophes bien réelles et le sentiment que le monde touche à sa fin, le dévot moyen n'aperçoit évidemment aucune différence ; et dans cette confusion, que tout cela soit à la finale garanti par les Écritures, le Grand turc ou Dalida, c'est encore et toujours les curés qui la ramènent…

[10]Les intellectuels branchés de la réaction actuelle n'en finissent plus de tartiner page sur page pour nous convaincre qu'avec la Gay Pride ou l'opération Paris-plage c'est la notion même de modernité qui se voit définitivement condamnée. On trouve en effet la modernité là où on peut : Beidbegger contre Murray, Technikart contre Le Figaro, par exemple… La stérilité de ces fausses oppositions ramène à la même impasse que celle où végètent, depuis des années, technophiles et technophobes.

[11]Sans aucun doute le terme politique le plus à la mode de ces dernières années, c'est-à-dire le plus vide de sens à l'égard d'une réalité étatique cherchant constamment à cloisonner tout espace public nouveau.