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Considérations actuelles sur la démocratie.

« Car, chose remarquable, à une époque qu'on appelle généralement démocratique, la démocratie elle-même est devenue problématique. Elle est devenue problématique non seulement pour quelques penseurs isolés (cela a toujours été le cas), mais encore pour de grandes masses qui ont atteint la maturité politique et qui commencent à témoigner à son égard un certain scepticisme, parfois même de la méfiance. Le vieil engouement envers la démocratie a disparu. »

Max Adler, Démocratie politique et démocratie sociale, 1926

« Les choix terribles du futur proche laissent cette seule alternative : démocratie totale ou bureaucratie totale »

Guy Debord, La Planète malade, 1971

La démocratie est à réinventer. Ce qui en tient nom aujourd'hui n'en reflète que très lointainement la réalité. On ne saurait ainsi s'étonner que les individus se désintéressent d'un tel fantôme. Il en est cependant qui s'interrogent encore sur ce désintérêt croissant et qui voudraient le transformer magiquement en un enthousiasme fébrile. Mais, si « le vieil engouement envers la démocratie a disparu », on peut constater que cela ne date pas des dernières années. La plupart des réflexions contemporaines sur le « malaise dans la démocratie » semblent l'ignorer. La profondeur historique leur faisant défaut, elles n'en examinent jamais les causes véritables. Elles préfèrent s'en remettre à un constat indigné sur le comportement de ce qu'elles nomment citoyens. Dans leur optique, il conviendrait principalement de moraliser, voire de rééduquer, pour que la société d'appellation contrôlée démocratique le devienne réellement. On voit d'ici la société robotiquement démocratique qui est souhaitée : une masse de bons citoyens qui respecteraient tout – et avant tout, l'ordre donné – obéissant au travail, aimant leur boîte, ne fumant pas, ne buvant pas, consommant néanmoins tout le reste, et qui, au premier signal, sauraient de surcroît qu'il faut aussi voter à l'occasion. La désobéissance elle-même se montrerait civique. Mais si cette perspective servile semble déjà en réjouir certains, on peut douter qu'elle puisse véritablement se réaliser. Aucun programme de propagande civique, de santé publique, de sécurité ou de relance de la consommation ne pourra conjurer durablement l'ennui structurel de ce monde qui est, sans aucun doute, à la base du désenchantement politique qui touche largement la société. Qu'importe en effet de mourir en bonne santé et au milieu d'un fatras de télécommunications si c'est au détriment de ce qui fait fondamentalement défaut aujourd'hui : une vie librement vécue.

Le malaise dans la démocratie est avant tout un malaise de la société. Le dédain pour la vie politique en général trouve son explication dans la forme dominante de la vie sociale de laquelle il émerge. Comme d'autres l'ont déjà observé, le phénomène de « dépolitisation » de la société doit être relié à celui du repli des individus sur la sphère de la vie privée qui accompagne le développement du capitalisme moderne. Le désinvestissement vis-à-vis de la chose publique constitue l'envers de la médaille de l'intérêt croissant pour la recherche du bonheur dans un ordre strictement personnel. C'est à partir du milieu du xxe siècle que le capitalisme s'est trouvé en mesure d'accomplir cette forme de bonheur comme sa promesse principale, ce qui transparaît dans l'idéologie typique de la « société de consommation ». Mais il ne s'agit pas uniquement d'idéologie ; pour une certaine part, la modification considérable de la vie quotidienne qui se produit alors, avec la multiplication et l'invasion de nouvelles marchandises comme l'automobile, la télévision, les appareils électroménagers et tant d'autres depuis, a pu faire naître le sentiment que c'est essentiellement dans l'ordre de la vie privée que pouvaient s'accomplir de réels changements. La consommation effrénée et toujours renouvelée de produits toujours plus insignifiants fonctionne encore assez largement à partir de cette vague conviction. Mais l'insatisfaction demeure et plus le besoin de consommer s'ancre dans le mode de vie, plus elle prend de l'ampleur. La vie politique est alors conçue de plus en plus comme le moyen devant résoudre au mieux ce complexe où les individus tentent de combler le manque de leur existence par une consommation toujours plus importante d'objets qui finalement l'amenuise et la rend encore plus futile. La psychologisation de ce problème contribue à en occulter et en refouler l'importante dimension sociale, et la politique devient alors, dans ce contexte, une activité subordonnée aux impératifs moraux du bien-être de l'individu-consommateur, une tâche de gestion des intérêts divers et variés de la production et de la consommation des marchandises qui forment désormais la signification centrale de la société. La démocratie ne correspond plus à son sens premier de « pouvoir du peuple, par le peuple », mais désigne une forme de civilisation où le peuple a surtout le pouvoir de consommer. Quand on y parle de « démocratisation », c'est avant tout pour signaler que telle ou telle marchandise se banalise dans de larges couches de la population. En réalité, la vie politique se bureaucratise ; l'État, étant appelé à réaliser au mieux l'administration des choses, s'impose comme une structure indépassable. La déception et le mépris de la politique comme appareil ne peuvent qu'en découler. Les agents spécialisés de la politique y répondent par un autre mépris : ils gèrent l'état des choses, les hommes n'ont rien à y prétendre.

Il n'est donc pas surprenant que la démocratie ne soit plus l'idéal politique central de la société, mais plutôt que cette société puisse encore se qualifier de démocratique. En fait, il faut entendre par là tout autre chose qu'un système politique. « Faire triompher les valeurs de la démocratie », « démocratiser la société », selon certains thuriféraires, ne consiste pas à donner plus de pouvoir au peuple, mais à modeler la société dans le sens d'un développement plus poussé du capitalisme actuel. Or, il apparaît que celui-ci ne peut reconnaître la forme démocratique qu'en tant que forme et de façon très limitée. Plus il se développe et plus la possibilité d'une vie politique autonome de la société qui est au cœur du projet de la vraie démocratie – projet irréalisé mais qui se réalise partiellement au cours des diverses tentatives de révolution sociale qui ont parsemé l'histoire depuis plus de deux siècles[1Nous renvoyons pour la compréhension de ce projet au livre particulièrement fécond de Miguel Abensour, La Démocratie contre l'État (Félin éd., 2004, 1re édition PUF,) qui s'intéresse à l'élucidation d'un texte manuscrit de Marx datant de 1843, connu sous le nom de Critique du droit politique hégélien, où est introduite la notion de « vraie démocratie » – dont nous ne revendiquons, par conséquent, aucunement la paternité. Comme le précise Abensour, « la vraie démocratie » trouve sa source vive dans « l'insurgeance » ; elle est tentative de dépassement de l'État, non « comme une victoire du social (une société civile réconciliée) sur le politique, entraînant du même coup la disparition du politique », mais comme une « forme de démocratie [qui] fait surgir, travaille à faire surgir en permanence, une communauté politique contre l'État.] – constitue pour lui un obstacle dont il lui faut se débarrasser, du moins empêcher la réémergence. Dans son évolution récente, tandis que la rhétorique relative aux valeurs démocratiques et aux libertés s'enfle démesurément, la pratique qui devrait s'y rattacher s'amenuise progressivement. Plus le capitalisme étend ses règles et ses lois au niveau de la planète, mais aussi toujours plus profondément dans tous les aspects de la vie, plus le pouvoir se concentre dans des conglomérats et des organismes auto-désignés qui échappent à tout contrôle de fait de la grande majorité de l'humanité. Le verbe est démocratique, la réalité oligarchique. Si bien que l'on pourrait plutôt qualifier l'époque d'une ère de « dé-démocratisation » généralisée.

Certes, il pouvait sembler, de par l'histoire, que le capitalisme n'avait trouvé clairement sa signification qu'en liant son destin aux désirs et aspirations démocratiques de la société. Mais l'identification entre économie de marché et démocratie s'est effectuée en fait sur le mode de la contradiction. L'économie de marché implique une signification hétéronome de la société, la démocratie une signification autonome. Dans l'idéal capitaliste, la société ne trouve son sens qu'en dehors d'elle-même, dans le développement libre et sans limites du monde de la marchandise Ce qui se traduit très exactement aujourd'hui dans les affirmations multipliées de ses admirateurs selon lesquelles la société doit s'adapter au marché, qu'il lui faut en accepter les lois, etc. Dans l'idéal démocratique, au contraire, la société définit elle-même ses propres institutions, ses propres lois et ne peut reconnaître d'autres sens que celui de cette autonomie. Dans l'univers capitaliste, la démocratie ne peut donc jamais être acceptée jusqu'en son principe, elle s'arrête nécessairement là où commence le règne du marché. Si elle dût néanmoins être acceptée dans certaines limites, il faut en chercher les causes, non dans les raisons d'être du capitalisme, mais dans l'existence d'un autre mouvement de la société qui a réellement imprimé sa marque à la modernité : celui d'une prise de conscience que les hommes peuvent réaliser eux-mêmes leur propre société, sans l'aide d'aucune transcendance[2Nous n'entrerons pas ici dans de longues considérations historiques sur l'évolution de ce mouvement. Rappelons cependant que nous le tenons, malgré sa diversité, sa complexité, ses développements et ses propres contradictions, dans son unicité comme un mouvement originalement moderne qui entre en contradiction et en conflit avec les significations de l'ordre social institué par l'évolution du capitalisme. La modernité pourrait elle-même être caractérisée par ce conflit entre deux conceptions imaginaires de la société, conflit dont on peut saisir le fil directeur à travers le récit des révolutions politiques et sociales des xixe et xxe siècles qui découlent de la grande rupture inaugurée par la Révolution française. Nous renvoyons pour cette appréhension de l'histoire moderne aux analyses et réflexions de Cornélius Castoriadis desquelles nous puisons une grande part de notre inspiration. Voir aussi, à ce propos, l'ouvrage de Gérard David, Cornélius Castoriadis - Le projet d'autonomie, (Michalon éd., 2000).]. C'est sous la poussée de cette exigence ancrée dans la société que le capitalisme s'est drapé dans les habits démocratiques et a confondu ses propres opérations de transformation de la société avec le désir révolutionnaire. Mais vienne le refoulement de ce dernier dans la société et la démocratie ne devient plus, pour lui, qu'un simple résidu archaïque dont il peut se passer. Pour l'ordre capitaliste, nul besoin de réels citoyens, mais plutôt de travailleurs et de consommateurs, c'est-à-dire non des hommes libres, décidant eux-mêmes de l'organisation générale de la société, y compris de son économie, mais des hommes soumis à la logique de la marchandise. Il lui faut transformer toujours plus les hommes en exécutants de son ordre. Voilà sa révolution.

Mais l'idéal capitaliste reste un idéal. Dépolitisé, aliéné par les puissances de la vie économique, l'homme de la modernité capitaliste ne se réduit pas à un simple rouage dans une immense machine à fabriquer de la marchandise. Quand il ne se révolte pas, il s'arrête, traîne des pieds, regarde ailleurs et rêvasse. Sa liberté que le capitalisme tente de réduire revient toujours par des détours inattendus, si bien que celui-ci doit toujours et continuellement en tenir compte pour maintenir son emprise. Dans cet ordre des choses, les promesses et litanies démocratiques ne sont pas de simples leurres pour camoufler la réalité oligarchique des pouvoirs. Le débat sur la démocratie est évidemment faussé quand il consiste à discuter des diverses modalités de participation qu'il serait souhaitable d'introduire ou de réformer. Multiplier les consultations locales, les réunions municipales ouvertes au public, les tables rondes, les initiatives « citoyennes » ou les actions associatives, ne changera pas fondamentalement le système politique institué, encore moins la société instituante. La démocratie participative que certains proposent est une  véritable fumisterie : participer à quoi ? Il y a cependant, derrière ce genre de projet, la nécessité de satisfaire un certain désir de vie politique qui ne soit plus la réduction spectaculaire actuelle. Dans certaines limites bien contenues, encore une fois, les individus peuvent prendre part à une certaine activité politique dans leur quartier, voire leur ville, sur le lieu de leur travail ou dans des associations de consommateurs, à condition qu'ils n'en réclament pas l'extension à l'ensemble de la société, qu'ils ne discutent pas de problèmes généraux concernant celle-ci, qu'ils ne remettent pas en question les rôles et les fonctions qui leur ont été assignés, ou qu'ils n'exigent pas la disparition de l'ordre présent et des séparations sur lesquelles il se fonde. Cet ordre peut bien tolérer quelques expressions marginales de démocratie réelle tant qu'on le respecte et qu'on le reconnaît comme le seul pouvant régler le cours d'une société. Il n'en reste pas moins que ces expressions indiquent que les hommes cherchent encore désespérément à réaliser la démocratie, même sur des chemins qui ne mènent nulle part. ce désir n'est pas encore parvenu à sa pleine conscience et ne s'exprime donc nullement jusqu'à ses dernières conséquences, dont la rupture révolutionnaire avec le monde capitaliste et ses significations imaginaires constitue la clef de voûte. Mais il n'est pas annihilé ; il est simplement contenu, neutralisé et ainsi facilement détourné au profit de l'ordre régnant. En témoigne par exemple l'apparition et l'évolution du mouvement de contestation dit « altermondialiste ». Celui-ci, apparu au moment du néolibéralisme triomphant, traduit incontestablement une volonté affichée de refuser le déterminisme économique du capitalisme et de redonner sens à l'action politique pour établir « un autre monde ». Son aspiration principale se cristallise dans la revendication d'un processus de démocratisation de la société. Mais ce mouvement, en refusant de remettre en cause fondamentalement l'économie de marché et les institutions politiques et sociales qui la soutiennent, dont l'État constitue la pierre angulaire, rend cette revendication caduque. Il en résulte nécessairement une conception minimaliste de la « démocratisation » qui ne peut s'appliquer qu'à quelques coins marginaux de la société, la plus grande part de celle-ci restant soumise aux décisions et aux initiatives bureaucratiques des États et des oligarchies capitalistes. Et ce n'est pas tant par souci tactique que par une forte dépendance idéologique à des représentations imaginaires issues du capitalisme lui-même (la croyance dans le développement continu de l'économie, dans la pérennité historique de l'État, dans son rôle régulateur et normatif incontournable, dans la rationalité nécessairement positive, etc.) que cette conception oriente le mouvement vers une politique réformiste de composition avec l'évolution « mondialisante » du capitalisme[3Un article, paru dans Libération du 24 janvier 2005, « Pour une autre mondialisation », du sociologue Laville, illustre parfaitement ce problème. On y entend la voix enthousiaste de la contestation démocratique, mais bien plus celle inquiète de ce que « les appels à la révolution violente se font encore entendre ». Certes, cette inquiétude repose sur l'idée que les invocations révolutionnaires ne sont que par trop souvent « invocations simplistes à une harmonie restaurée entre économie et société »et que « l'acceptation de la démocratie interdit tout rêve de réconciliation finale ». Mais il est particulièrement réducteur d'identifier l'esprit révolutionnaire moderne à une simple résurgence du millénarisme. Tout au contraire, cet esprit se définit plutôt comme une rupture radicale avec toute forme d'idéologie eschatologique ; « la théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est. » (Debord, La Société du spectacle). Pour un Laville, la révolution est un épouvantail. Il s'agit, pour lui, de protéger le champ sacré de l'État, son employeur. Mais son discours laisse apparaître également que le mouvement altermondialiste n'est peut-être pas aussi réformiste qu'il voudrait le faire croire.]. L'exemple de la contestation sociale larvée de ces dernières années, dans les pays occidentaux, nous ramène au même genre d'analyse. Partout s'exprime le refus spontané de laisser à la logique économique le façonnement général de la société et se pose la question politique d'une démocratisation des grandes décisions sociales. Mais les mouvements sociaux, quand ils parviennent à prendre corps, rencontrent alors leur principale limite dans leur relation à l'État qu'ils conçoivent encore comme le protecteur de la société et à qui ils remettent leurs doléances, alors que celui-ci est, depuis longtemps, lui-même soumis à la logique de privatisation de la société. L'État n'est jamais considéré pour ce qu'il est réellement, une forme particulière et déterminée historiquement d'organisation politique de la société, mais comme une puissance absolue, indépassable, tant et si bien que la contestation ne peut que retomber dans l'acceptation résignée d'un discours étatique qui s'arroge le monopole de la parole et du langage politique et qui dénie ainsi la vérité démocratique du pouvoir politique qui s'exerce par le peuple et, en premier lieu, par sa prise de parole. De plus, ces mouvements, considérant généralement l'intérêt public sur le mode de l'intérêt privé (ce qui se traduit par une conscience plutôt corporatiste) ne peuvent qu'accélérer un processus où la « démocratisation » se confond avec la privatisation.

Néanmoins, l'exigence démocratique demeure et ne peut être vulgairement réduite à une fausse conscience. « Dans le contexte de dépolitisation actuelle, toute forme d'action politique – même illégale ou illégitime aux yeux de certains, comme la désobéissance civile, qui vise à défendre des droits – est susceptible d'améliorer la santé de la démocratie. Ces formes de contestation traduisent une crise actuelle de la démocratie représentative et une plus forte demande de démocratie participative ou délibérative », précise une historienne[4Danielle Tartakowsky, dans un entretien accordé au journal Le Monde, du 26-27 septembre 2004.] qui oublie de noter que, la notion de démocratie impliquant nécessairement participation du peuple à ses propres affaires, la crise actuelle dévoile par conséquent la fausseté du caractère démocratique du système politique institué, fondé sur la représentativité. Dans des pays ouvertement dictatoriaux, comme la Chine ou l'Iran, la revendication démocratique se présente comme le fer de lance de la contestation, et rien ne nous dit que, si elle devait aboutir, elle prendrait modèle sur les systèmes occidentaux préexistants. Dans ces derniers, le scepticisme à l'égard de la démocratie prend lui-même la forme d'une aspiration vers plus de démocratie[5Un rapport de l'office allemand de la statistique décrit ainsi la situation dans l'ex-Allemagne de l'Est : « Vingt-sept pour cent des citoyens de l'Est sont convaincus qu'il y a mieux que la démocratie. Une petite moitié seulement (49%) estime qu'elle est, dans sa forme actuelle héritée de la République fédérale, le meilleur système politique. Certes, le rapport souligne que le scepticisme est-allemand ne porte pas sur "le système démocratique en tant que tel ", puisque 78% y sont globalement favorables. Néanmoins, le bilan est saisissant : quinze ans après la réunification, l'enthousiasme des Ossis pour l'État dans lequel ils vivent est pour le moins relatif. " ' Beaucoup prônent un autre modèle de démocratie que celui qui est en vigueur en Allemagne, leur préférence va à la 'démocratie socialiste' ", peut-on lire dans ce même rapport. » (Courrier International, n° 731, du 4 au 9 nov. 2004)]. C'est tout un ensemble de mensonges que nous pouvons ainsi voir s'effriter et, très certainement, après l'effondrement du modèle bureaucratique des démocraties dites populaires, le commencement d'un autre effondrement. Pour autant, « sommes-nous condamnés à une alternative dont les termes seraient, soit un exercice tempéré de la démocratie, soit le recours à l'antidémocratisme classique ? », comme le rappelle Miguel Abensour[6Miguel Abensour « De la démocratie insurgeante », préface à la seconde édition de La démocratie contre l'État (Félin, 2004)]. Non, si l'on entend que, derrière les approximations et imperfections de la contestation actuelle, se pose en fait la question de la vraie démocratie, « comme si, avant de soumettre la démocratie à l'exigence de modération ou bien de la rejeter sans autre forme de procès, il fallait se tourner vers un préalable, à savoir s'interroger sur la démocratie en sa vérité, en découvrir les caractères qui disqualifient aussi bien la solution de la modération que celle du refus, et ce non par une démarche essentialiste mais grâce à une réflexion sur le destin de la démocratie dans la modernité »[7Ibid.].

Cette réflexion commence elle-même à reprendre force. Certes, avec plus ou moins de nuances, mais elle tend à reconstituer le discours proprement politique de la présente critique sociale. Un des exemples les plus flagrants a été la parution, au printemps 2004, d'un numéro de la revue d'expressions anarchistes Réfractions, consacré à la démocratie, où l'on peut trouver nombre de contributions qui ont l'intérêt de remettre la question sur le tapis et d'ouvrir le débat. L'anarchisme a toujours été réceptif à l'idée de démocratie directe et il importe grandement que ses tendances actuelles cherchent à affiner leurs positions à son égard. Nous pouvons même ajouter qu'à la lecture de Réfractions une certaine part d'idéalisme qui était lié au mouvement anarchiste semble disparaître pour laisser place à une réflexion plus critique. Ainsi, l'idée d'une société démocratique transparente, d'une communauté sociale totalement réconciliée, est-elle généralement écartée comme relevant de l'illusion idéologique. Répondant à l'ouvrage de Michéa, Impasse Adam Smith, Monique Boireau-Rouillé critique ainsi fort justement la proposition de réhabilitation de la « common decency » orwellienne et de la civilité / solidarité comme solution à l'individualisme abstrait de la modernité capitaliste : « Fort bien. Mais il semble que développer en réponse aux limites de la modernité, le culte de l'amitié ou la capacité morale des hommes à s'obliger réciproquement, pour noble que ce soit, ne contient pas la réponse à un problème qui reste essentiellement politique dans sa dimension réelle, celle du vivre - ensemble. Ces réponses morales semblent être même ce qu'appelle le capitalisme libéral car elles lui permettent, en évacuant la place du politique, de la laisser libre et donc de fait occupée par le jeu des intérêts dominants. »[8Monique Boireau-Rouillé, « La modernité contre la démocratie ? », Réfraction n° 12, printemps 2004.]. Elle montre ainsi que la dépolitisation de la société n'entre pas réellement en contradiction avec les objectifs du capitalisme et du système politique sur lequel il s'appuie. L'exigence démocratique pose une question politique, non morale. Il importe, par conséquent, de penser la démocratie, non comme une aptitude innée des individus à s'autogouverner et à se conduire de façon responsable – on tomberait alors sous le coup de l'idée dominante que la démocratie vraie n'est faite que pour un peuple de dieux – mais comme une possibilité historique de l'organisation de la société qui n'implique pas une sorte de perfection de l'humanité qui n'a jamais existé qu'en rêve.

Dans le même sens vont les remarques de Claude Orsoni[9Claude Orsoni, « Le monde moderne et la recherche de la démocratie », Réfraction n° 12, printemps 2004.]. Pour lui, si l'idée utopique d'une société idéale fondée sur l'autonomie n'est pas à proscrire, elle ne doit pas pour autant constituer le seul effort théorique de penser la démocratie. Les libertaires, comme tous ceux qui se préoccupent de la question démocratique, « se trouvent face à un problème qui n'est pas ou plus strictement théorique ou historique, mais pratique et politique. Il s'agit de savoir (pour les confirmer ou les contenir) quelles possibilités de démocratie résident dans les sociétés, proches ou lointaines, auxquelles nous avons affaire. Possibilités de régime politique (donc aussi social, économique, etc.) et de processus démocratiques permettant ou promettant d'aller au-delà de la démocratie telle que l'offrent les régimes les plus libéraux des sociétés les plus avancées. Donc, non pas seulement ce que pourrait être dans l'idéal une société autonome, sans domination, soucieuse et maîtresse de son destin, etc. (tâche théorique millénaire mais toujours nécessaire), mais comment pourraient évoluer les sociétés existantes ; en d'autres termes, pouvons-nous penser une organisation démocratique de la société, et de quelle société, et les membres des sociétés où nous sommes sont-ils en mesure de réaliser une telle organisation ? »[10Ibid.]. Et d'étayer ensuite son questionnement par un ensemble de remarques tendant à montrer qu'il ne suffit pas d'élaborer théoriquement ce que devrait être la démocratie idéale, mais qu'il convient plutôt de mettre à jour les problèmes liés aux possibilités contemporaines d'une vraie démocratie en sa réalisation. Il demande ainsi « comment serait surmontée l'emprise des oligarchies économico - politiques sur l'espace public, où les médias, qui sont des entreprises économiques, ainsi que les partis et autres forces économiques et politiques, encadrent, contrôlent ou produisent "l'opinion" (…) », ou encore rappelle que les diverses conditions d'une véritable démocratie « renvoient à leur tour à une transformation autogestionnaire des conditions de production, sans laquelle il est impossible qu'une collectivité consciente puisse s'investir dans la détermination de son avenir »[11Ibid.]. Tout ceci renvoie à la nécessité de rompre avec un certain idéalisme qui a figé, depuis plus de trente ans, la critique révolutionnaire dans une dénonciation abstraite et impuissante du monde, ou qui en a conduit une bonne partie à la mise au placard de l'idéal et à l'adhésion à la réalité telle qu'elle est. Entre ces deux options, il reste une solution politique : critiquer la réalité présente au nom d'un idéal du bien commun, le projet d'une société véritablement démocratique, dans le but d'amener à sa réalisation. Ce qui suppose évidemment de ne pas contourner et ignorer les problèmes que cela suscite : comment le monde tel qu'il est peut-il devenir autre ? Quel processus serait à même de réaliser une société démocratique ? Comment des obstacles tels l'idéologie de la consommation ou les puissantes structures médiatiques qui concentrent et monopolisent l'information peuvent-ils être surmontés ? Comment l'organisation autogestionnaire de l'économie peut-elle se mettre en place et se maintenir ? Toutes ces interrogations relèvent en effet de la pratique, mais pas essentiellement. Pour résoudre la question démocratique qui se pose aujourd'hui, il faut certes partir du monde présent, mais en y dévoilant les potentialités qui sont trop largement ignorées ; ce qu'Orsoni traduit en ces termes : « Le schéma d'un régime démocratique concevable, et conforme à la raison humaine, n'a de sens que s'il montre, au sein même des sociétés que l'on veut voir changer, les éléments annonciateurs d'autres institutions, d'autres comportements, d'autres valeurs, et les voies pouvant conduire à leur prise en compte. (…) Si les sociétés modernes sont dominées (…) par un "imaginaire" capitaliste et productiviste, et structurées par les deux normes de la hiérarchie et de l'argent - croissance, il s'agit alors de montrer quel(s) autre(s) imaginaire(s) sont suffisamment présents dans les comportements sociaux pour être en mesure de l'emporter sur l'imaginaire capitaliste. (…) Ce qui est indéniable, c'est que le développement du système capitaliste néolibéral, en extension et en sophistication, entraîne du même coup des conflits et des résistances qui doivent, qu'elles le veuillent ou non, prendre des formes alternatives ou étrangères aux impératifs contre lesquels elles se dressent. Il nous revient d'y être attentifs, d'en prendre la mesure, d'en souligner le sens (…) »[12Ibid.].

Ce souci théorique se retrouve dans l'ouvrage de Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale [13Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale, (Seuil, 2002) ]. L'auteur, professeur d'économie à l'université de Londres - Nord, synthétise les idées qu'il développe dans la revue anglaise Democracy and Nature dont il est le directeur[14Site : www.inclusivedemocracy.org]. Pour lui, il s'agit de fonder un nouveau projet de libération, celui de la démocratie générale, sur la base des « deux grandes traditions historiques, la démocratique et la socialiste, et des courants antisystémiques au sein des mouvements d'émancipation contemporains (le "mouvement" antimondialisation, les mouvements verts et féministes, les mouvements indigènes et radicaux du Tiers-Monde) ». Partant de l'analyse d'une « crise multidimensionnelle » de la société, il développe l'idée que le projet de démocratie doit viser l'ensemble du champ social et ne pas se limiter au simple champ politique. L'idée pourrait sembler novatrice, mais les partisans les plus conséquents de la démocratie directe ont toujours pensé ainsi. L'apport le plus important de Fotopoulos, pour le débat présent, nous semble plutôt se situer dans l'actualisation qu'il opère de la question démocratique, son idée de démocratie générale émanant principalement des réflexions de Castoriadis sur la démocratie et ses significations. Le projet de démocratie générale qu'il définit ne peut être une simple utopie. C'est pourquoi il part d'une analyse de la crise globale de la société actuelle dont il trouve la cause principale « dans l'organisation non démocratique de la société à tous les niveaux – la concentration du pouvoir aux mains de diverses élites [étant] à la base de tous les aspects de la crise. Et si l'on remonte à la source de cette concentration, on trouve l'instauration du système de l'économie de marché – avec l'économie de croissance qui en est résultée - et l'introduction parallèle de la "démocratie" représentative ». De ce point de vue, si l'idée d'une « instauration d'un système » pour l'économie de marché paraît très discutable et semble assez insuffisante pour expliquer l'essor du capitalisme[15Cette idée est fortement inspirée par l'ouvrage de Karl Polanyi, La Grande transformation, sur lequel Fotopoulos s'appuie pour la compréhension de l'émergence d'un système d'économie de marché. Mais s'agit-il réellement d'un système ? Peut-on parler d'un ensemble cohérent dans sa structure en ce qui concerne cette forme d'économie ? On peut en douter, étant donnée l'histoire plutôt chaotique de son développement. N'est-ce pas plutôt la réticence de Fotopoulos d'user des concepts de Marx, qu'il juge étroits et dépassés, qui explique l'emploi de ce concept de système ? Mais ce dernier pallie-t-il vraiment aux carences des théorisations marxistes ? Il nous semble que Fotopoulos, en réduisant les concepts marxiens à des catégories économiques – ce qu'a effectivement réalisé, en grande partie, le marxisme – s'empêche de saisir leurs dimensions philosophique et sociohistorique, voire politique, et, par la même occasion, que la théorie marxienne peut être appréhendée au-delà de la pure et simple science économique.], Fotopoulos tente néanmoins de dépasser l'économicisme de la critique de la « mondialisation » et d'élargir cette dernière au champ politique. Car il s'agit après tout d'une question de pouvoir.

Ainsi, tout en critiquant les illusions des divers mouvements actuels de la contestation, qu'ils se rattachent à une stratégie « antimondialisation » condamnée au réformisme, ou à des pratiques alternatives centrées sur les modifications du style de vie qui ne parviendront au mieux qu'à « remonter le moral aux militants qui veulent un changement immédiat dans leur vie », Fotopoulos pose la question politique du renouvellement du projet de transformation de la société. Que celui-ci puisse et doive se définir comme un projet de démocratie générale ou totale, c'est-à-dire d'une extension du principe démocratique à l'ensemble de la société, cela commence à ne plus faire de doutes pour ceux qui désirent un changement révolutionnaire. Mais les questions de la modalité de ce changement, de la forme et du contenu d'une société réellement démocratique restent malgré tout ouvertes. C'est un défaut, selon nous, dans l'exposé critique de Fotopoulos de vouloir offrir, en conclusion, une sorte de méthode indiquant comment passer à la démocratie générale. Non que la question ne soit pas légitime, mais si, comme Fotopoulos le reconnaît, cette démocratie ne pourra naître que du jeu actuel des conflits qui secouent la société, il y a fort à parier que cette méthode se découvrira d'elle-même dans les diverses luttes qui chercheront à s'autonomiser, et certainement pas en dehors et préalablement à ces luttes. Ainsi, si l'argument fort de Fotopoulos est de soutenir qu'il ne peut y avoir de changement global de la société, seule condition pour réaliser véritablement la démocratie, sans une conscience globale de la société à changer, et par conséquent sans une théorie qui prenne en compte la totalité de la question, sa faiblesse est de poser une stratégie proprement idéaliste qui s'appuie moins sur les potentialités que ne manqueront pas de susciter les luttes présentes et à venir, que sur une hypothétique progression de la conscience démocratique du niveau local au niveau le plus général. Ainsi, son appel à participer aux élections municipales pour « faire connaître massivement un programme de démocratie générale » et pour commencer au niveau local quelques transformations nous paraît dérisoire. « Il arrivera bien sûr un moment, précise-t-il, où l'élite transnationale, les élites locales et leurs partisans – qui vont sûrement résister à l'érosion graduelle de leurs privilèges –, après avoir épuisé leurs moyens de contrôle subtils (médias, violence économique, etc.) pourront être tentés de recourir à la violence physique pour protéger leur pouvoir, comme ils l'ont toujours fait dans l'histoire. Mais à ce moment là, un paradigme social alternatif sera devenu hégémonique, et la fracture dans le processus de socialisation – condition préalable pour qu'il y ait changement dans l'institution de la société – aura eu lieu. » On aimerait bien le croire, mais pourquoi les élites attendraient-elles un tel moment ? S'embarrassent-elles de recourir à la violence pour moins que ça ? Ne sont-elles pas déjà en train de mettre en branle leur stratégie pour opérer leurs propres « révolutions » préventives ?

La réinvention d'un projet démocratique révolutionnaire dépend largement de la compréhension critique, toujours plus précise, de la situation historique présente, de ses enjeux. En ce sens, Fotopoulos fait bien de fonder la nécessité de ce rapport à partir d'une analyse de ce qu'il nomme « crise multidimensionnelle » de notre société. Il ne suffira pas de se référer toujours à de vagues formulations comme « mondialisation », ou à l'indignation morale, pour saisir véritablement la portée et la profondeur de la crise à laquelle nous nous trouvons confrontés. Comme nous l'avons énoncé, le problème politique actuel d'une démocratie déficiente s'inscrit dans le problème plus général d'une société qui se dérègle ; il faut en trouver les causes dans le développement même de l'économie capitaliste qui a profondément modifié le tissu social. C'est ce contexte historique qui explique la forme abâtardie de démocratie qui a été instituée, mais c'est aussi cette histoire tumultueuse, ponctuée de révolutions politiques et sociales inachevées, qui explique la permanence des aspirations démocratiques dans la société. Dans le cadre de la crise généralisée que nous connaissons, crise non seulement des institutions politiques, économiques et sociales, mais également des structures culturelles, des significations imaginaires, ces aspirations reviennent progressivement au jour pour tenter de répondre au dérèglement de la société. Qu'elles y parviennent dépend du jeu historique qui s'ouvre devant nous. Il est clair cependant que, si elles n'évoluent pas vers une conception générale ou totale de la démocratie, si elles ne saisissent pas qu'il en va d'un changement global de société, et non d'un quelconque réaménagement, si elles se refusent au conflit politique, elles laisseront alors le champ libre et l'initiative aux aspirations oligarchiques des élites en place.

Il importe donc de saisir et de faire connaître cet enjeu. Le renouvellement et la réactivation du projet révolutionnaire en dépend. D'ores et déjà, il est possible que s'organise et se développe l'autonomie théorique et pratique de la critique révolutionnaire. Il s'agit de favoriser et de renforcer la constitution de groupes autonomes qui peuvent se retrouver sur la base d'accord d'un projet révolutionnaire de démocratie générale ou totale. Il s'agit également d'encourager l'action des luttes politiques et sociales lorsqu'elles aspirent, même imparfaitement, à cette démocratie, en rendant ces aspirations encore plus conscientes. Malgré l'organisation spectaculaire de l'amnésie généralisée, cet idéal démocratique continue de traverser le cours de l'histoire. Il s'exprimait déjà sous des dénominations diverses : république communaliste, fédéralisme communal, démocratie sociale, démocratie directe, république des conseils, autogestion généralisée, etc. ; la dernière résurgence historique remarquable restant sans aucun doute le mouvement révolutionnaire de mai – juin 1968 [16Nous renvoyons à ce propos à l'ouvrage de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe éd., 2005) qui constitue la première tentative d'analyse de ce mouvement au-delà des habituels clichés colportés par un gauchisme reconverti aux valeurs du monde libéral. Malgré certaines limites, dues sans doute à une méconnaissance de la diversité des courants révolutionnaires en 1968, l'ouvrage de Kristin Ross possède cependant le mérite de déconstruire intelligemment la mythologie d'un Mai 68 – événement fondateur de la post-modernité, en faveur d'une interprétation plus politique où le mouvement est caractérisé par son profond égalitarisme démocratique et par sa critique radicale de la séparation sociale générée par la modernité capitaliste. À retenir également : le caractère spontané du mouvement et sa capacité d'auto-organisation, en particulier à travers l'éclosion des comités d'action.]. Enraciné dans le plus profond de l'histoire de la modernité, il resurgira ainsi nécessairement comme un désir refoulé émerge à la conscience lorsque celle-ci est au désespoir. En ce sens, il est le cœur de l'utopie révolutionnaire de notre époque, et il en sera également la tête.

Pascal Dumontier

[1]Nous renvoyons pour la compréhension de ce projet au livre particulièrement fécond de Miguel Abensour, La Démocratie contre l'État (Félin éd., 2004, 1re édition PUF,) qui s'intéresse à l'élucidation d'un texte manuscrit de Marx datant de 1843, connu sous le nom de Critique du droit politique hégélien, où est introduite la notion de « vraie démocratie » – dont nous ne revendiquons, par conséquent, aucunement la paternité. Comme le précise Abensour, « la vraie démocratie » trouve sa source vive dans « l'insurgeance » ; elle est tentative de dépassement de l'État, non « comme une victoire du social (une société civile réconciliée) sur le politique, entraînant du même coup la disparition du politique », mais comme une « forme de démocratie [qui] fait surgir, travaille à faire surgir en permanence, une communauté politique contre l'État.

[2]Nous n'entrerons pas ici dans de longues considérations historiques sur l'évolution de ce mouvement. Rappelons cependant que nous le tenons, malgré sa diversité, sa complexité, ses développements et ses propres contradictions, dans son unicité comme un mouvement originalement moderne qui entre en contradiction et en conflit avec les significations de l'ordre social institué par l'évolution du capitalisme. La modernité pourrait elle-même être caractérisée par ce conflit entre deux conceptions imaginaires de la société, conflit dont on peut saisir le fil directeur à travers le récit des révolutions politiques et sociales des xixe et xxe siècles qui découlent de la grande rupture inaugurée par la Révolution française. Nous renvoyons pour cette appréhension de l'histoire moderne aux analyses et réflexions de Cornélius Castoriadis desquelles nous puisons une grande part de notre inspiration. Voir aussi, à ce propos, l'ouvrage de Gérard David, Cornélius Castoriadis - Le projet d'autonomie, (Michalon éd., 2000).

[3]Un article, paru dans Libération du 24 janvier 2005, « Pour une autre mondialisation », du sociologue Laville, illustre parfaitement ce problème. On y entend la voix enthousiaste de la contestation démocratique, mais bien plus celle inquiète de ce que « les appels à la révolution violente se font encore entendre ». Certes, cette inquiétude repose sur l'idée que les invocations révolutionnaires ne sont que par trop souvent « invocations simplistes à une harmonie restaurée entre économie et société »et que « l'acceptation de la démocratie interdit tout rêve de réconciliation finale ». Mais il est particulièrement réducteur d'identifier l'esprit révolutionnaire moderne à une simple résurgence du millénarisme. Tout au contraire, cet esprit se définit plutôt comme une rupture radicale avec toute forme d'idéologie eschatologique ; « la théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est. » (Debord, La Société du spectacle). Pour un Laville, la révolution est un épouvantail. Il s'agit, pour lui, de protéger le champ sacré de l'État, son employeur. Mais son discours laisse apparaître également que le mouvement altermondialiste n'est peut-être pas aussi réformiste qu'il voudrait le faire croire.

[4]Danielle Tartakowsky, dans un entretien accordé au journal Le Monde, du 26-27 septembre 2004.

[5]Un rapport de l'office allemand de la statistique décrit ainsi la situation dans l'ex-Allemagne de l'Est : « Vingt-sept pour cent des citoyens de l'Est sont convaincus qu'il y a mieux que la démocratie. Une petite moitié seulement (49%) estime qu'elle est, dans sa forme actuelle héritée de la République fédérale, le meilleur système politique. Certes, le rapport souligne que le scepticisme est-allemand ne porte pas sur "le système démocratique en tant que tel ", puisque 78% y sont globalement favorables. Néanmoins, le bilan est saisissant : quinze ans après la réunification, l'enthousiasme des Ossis pour l'État dans lequel ils vivent est pour le moins relatif. " ' Beaucoup prônent un autre modèle de démocratie que celui qui est en vigueur en Allemagne, leur préférence va à la 'démocratie socialiste' ", peut-on lire dans ce même rapport. » (Courrier International, n° 731, du 4 au 9 nov. 2004)

[6]Miguel Abensour « De la démocratie insurgeante », préface à la seconde édition de La démocratie contre l'État (Félin, 2004)

[7]Ibid.

[8]Monique Boireau-Rouillé, « La modernité contre la démocratie ? », Réfraction n° 12, printemps 2004.

[9]Claude Orsoni, « Le monde moderne et la recherche de la démocratie », Réfraction n° 12, printemps 2004.

[10]Ibid.

[11]Ibid.

[12]Ibid.

[13]Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale, (Seuil, 2002)

[14]Site : www.inclusivedemocracy.org

[15]Cette idée est fortement inspirée par l'ouvrage de Karl Polanyi, La Grande transformation, sur lequel Fotopoulos s'appuie pour la compréhension de l'émergence d'un système d'économie de marché. Mais s'agit-il réellement d'un système ? Peut-on parler d'un ensemble cohérent dans sa structure en ce qui concerne cette forme d'économie ? On peut en douter, étant donnée l'histoire plutôt chaotique de son développement. N'est-ce pas plutôt la réticence de Fotopoulos d'user des concepts de Marx, qu'il juge étroits et dépassés, qui explique l'emploi de ce concept de système ? Mais ce dernier pallie-t-il vraiment aux carences des théorisations marxistes ? Il nous semble que Fotopoulos, en réduisant les concepts marxiens à des catégories économiques – ce qu'a effectivement réalisé, en grande partie, le marxisme – s'empêche de saisir leurs dimensions philosophique et sociohistorique, voire politique, et, par la même occasion, que la théorie marxienne peut être appréhendée au-delà de la pure et simple science économique.

[16]Nous renvoyons à ce propos à l'ouvrage de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe éd., 2005) qui constitue la première tentative d'analyse de ce mouvement au-delà des habituels clichés colportés par un gauchisme reconverti aux valeurs du monde libéral. Malgré certaines limites, dues sans doute à une méconnaissance de la diversité des courants révolutionnaires en 1968, l'ouvrage de Kristin Ross possède cependant le mérite de déconstruire intelligemment la mythologie d'un Mai 68 – événement fondateur de la post-modernité, en faveur d'une interprétation plus politique où le mouvement est caractérisé par son profond égalitarisme démocratique et par sa critique radicale de la séparation sociale générée par la modernité capitaliste. À retenir également : le caractère spontané du mouvement et sa capacité d'auto-organisation, en particulier à travers l'éclosion des comités d'action.